Mais alors, pourra-t-on demander, pourquoi les anarchistes, dans la lutte actuelle contre les institutions politico-sociales, qu’ils jugent oppressives, ont prônés, prônent et pratiquent, quand ils le peuvent, l’utilisation de moyens violents qui sont pourtant en contradiction flagrante avec leurs fins ? Et cela au point qu’à certains moments de nombreux adversaires ont cru de bonne foi, quand ceux de mauvaise foi ont fini par croire, que le caractère spécifique de l’anarchisme était justement la violence ?
La question peut sembler embarrassante, mais on peut y répondre en quelques mots. Le fait est que pour que deux personnes vivent en paix, il faut que les deux veuillent la paix ; si l’un des deux s’obstine à vouloir obliger l’autre, par la force, à obliger l’autre à travailler pour lui et à le servir, l’autre, malgré tout son amour pour la paix et la bon entente, sera bien obligé, s’il veut conserver sa dignité humaine et ne pas être réduit au plus abject des esclavages, à résister à la force avec des moyens adaptés.
Les anarchistes n’ont pas d’hypocrisie. Il faut repousser la force avec la force : aujourd’hui contre les oppressions d’aujourd’hui ; demain contre les oppressions qui pourraient tenter de se substituer à celles d’aujourd’hui.
Nous voulons la liberté pour tous, pour nous et pour nos amis, comme pour nos adversaires et nos ennemis.
176 pages / 9 euros (6 euros pour les distros) / Janvier 2025
Sommaire
9 Malatesta et le concept de violence révolutionnaire, Alfredo M. Bonanno
47 La fin et les moyens (août 1892)
55 Erreurs et remèdes (août 1896)
65 Les moyens violents et les socialistes démocratiques (novembre 1897)
68 La tragédie de Monza (septembre 1900)
78 Ne tombons pas plus bas : à propos de l’attentat de Buffalo (septembre 1901)
84 Amour et haine (avril 1920)
86 Les mazziniens et nous (mai 1920)
92 Une fois de plus sur anarchisme et communisme (juillet 1920)
98 La violence et la révolution (août 1921)
101 Morale et violence (octobre 1922)
109 Réponse à un communiste (octobre 1923)
117 Anarchie et violence (septembre 1924)
123 La Terreur révolutionnaire (octobre 1924)
128 Chrétien ? (avril-mai 1925)
135 Intervention improvisée, Alfredo M. Bonanno
161 Appendice : Amour et haine, El Giovin (Luigi Galleani)



Qui était Giuseppe Ciancabilla ? Un journaliste qui ne dédaignait pas embrasser le fusil ? Un socialiste qui a adhéré à l’anarchisme ? L’admirateur de Malatesta qui peu de temps après est devenu son principal rival ? L’élégant rédacteur de journaux subversifs qui ne perdait pas une occasion pour défendre les têtes brûlées qui partaient à l’assaut de l’ordre établi, lui qui a défendu ardemment Luccheni, l’assassin de l’impératrice Sissi, Czolgosz qui tua le président américain McKinley, ou encore Gaetano Bresci, l’exécuteur du Roi d’Italie Umberto 1er, et dont Ciancabilla fut suspecté d’avoir été le mandant ?
« Dans ce glissement collectif vers une condition de sécurité dans la terreur, qui déclenchera le cran d’arrêt ? Qui fera justice de ce que les hommes vont s’habituer à prendre pour leur droit à la terreur et presque pour l’aboutissement normal de leurs anciennes aspirations à la liberté ?
« La guerre est passée, lavant l’histoire et l’humanité dans le sang et les larmes, mais l’époque est demeurée inchangée.
Il n’y aura pas de victoire possible pour les anarchistes, il n’y aura dans le futur aucune société libre capable de surgir d’un seul coup, de manière complète, comme Athéna de la tête de Zeus. Peut-être que rien de cette société-là n’existe aujourd’hui dans les élaborations théoriques des anarchistes. Peut-être que rien de cela ne sera jamais visible, malgré toutes les victoires que nous pourrons accumuler en renforçant nos organisations ou en rêvant à d’autres, plus à mêmes de répondre aux exigences de la révolution. Au plan militaire, gagner n’est parfois rien de plus qu’une satisfaction secondaire, un soupir de soulagement dans la sombre lueur d’une impasse où tombent les têtes des ennemis qui nous courent après depuis toujours. Et après ? Que trouverons- nous après, dans nos cœurs ? À partir de quoi construirons-nous la société de demain, si ce n’est à partir de ces excès de liberté que nous aurons réussi à insuffler dans les moyens destructifs que nous employons aujourd’hui ? Que serait-il arrivé si les anarchistes avaient réussi à défaire l’Armée rouge et si le modèle makhnoviste des communes libres s’était répandu à travers toute la Russie ?
Dans la mesure où elle augmente notre capacité et notre volonté d’autocritique, elle élève également le niveau de notre critique », disait quelqu’un. Le contraire est tout aussi vrai : le niveau de notre autocritique s’abaisse dans la mesure où s’abaissent notre capacité et notre volonté de critique. Un regard critique est un regard qui veut améliorer et s’améliorer. Pour cela il ne cherche pas les qualités dont se féliciter, mais les défauts sur lesquels s’interroger. N’importe où, partout, chez quiconque. Un regard vaniteux et apologétique déteste les défauts. Il n’a d’yeux que pour les qualités. Il ne veut rien améliorer, il veut se complaire, se contempler, se faire reconnaître et aduler. Ne cherchant pas les défauts, il tend à ne développer aucune faculté critique. Ni vers les autres, ni vers lui-même.
Un individu attentif aux oppressions sociales qui l’ont construit et qu’il pourrait reproduire devrait vouloir se lancer dans le pari de s’écouter soi-même, de trouver les mots appropriés, de choisir ce qu’il veut être, en se confrontant à ses peurs et en les dépassant, en faisant des choix et en se mettant en quête de possibilités d’attaque. Un individu qui se donne les moyens et les instruments de comprendre sa propre unicité et d’explorer sa propre différence, parvenant à se libérer du bourbier de la réalité multiple et en se mettant dans un mouvement de refus continu de toute place définitive et stable, des catégories qui sont des ghettos illusoires. Un individu qui trouve en lui-même son fondement et qui s’érige contre chaque institution et chaque sainteté, même celles qu’il s’est auto-imposé, dans un refus qui ne peut pas être seulement rationnel et logique, mais qui se nourrit de folie et d’instinct.
« Je tiens à vous déclarer franchement que je suis anarchiste, c’est-à-dire antiautoritaire, anticléricaliste, antimilitariste et antiparlementaire. Je n’ai qu’une patrie, la Terre. Je ne comprends pas la société actuelle, parce qu’elle est autoritaire et qu’elle n’engendre qu’une foule de malheurs, cette autorité ayant toujours été un épouvantail entre les mains des gouvernants au détriment de la masse qu’ils affament. J’enraye son action par tous les moyens mis à mon pouvoir. Je tiens donc tous les gouvernants autoritaires tant en France qu’à l’étranger, responsables de toutes les guerres… Pour en venir directement à l’attentat qui m’est reproché, j’ai agi contre M. Clemenceau parce que, reniant son passé, il représente aujourd’hui en France le principe d’autorité…»
Au fond, chaque fois que l’on aborde un sujet, chaque fois que nous discutons entre compagnons anarchistes d’un problème qui nous saisit intimement, qui nous fait trembler d’intérêts et de passions, de mépris et de révolte, chaque fois que nous voulons, du plus profond de nous même, que ce problème deviennent, non pas clair une bonne fois pour toutes, mais suffisamment clair pour pouvoir agir dessus et détruire les conséquences négatives qu’il a sur notre vie, chaque fois que nous nous apprêtons à une réflexion d’ordre social, mais aussi plus spécifiquement économique et même technique, c’est-à-dire des détails sur les instruments et les moyens, et ainsi de suite, chaque fois donc, derrière la partialité du mouvement de l’intellect et de l’engagement simultané de la passion, il y a l’idée globale de l’anarchisme, de laquelle, comme dans le cas où je me suis trouvé à Florence, au cours de la conférence restituée ici, en voulant parler de manière spécifique, on doit admettre que l’on finit par faire soit une œuvre inutile d’empilement didascalique de faits et de théories, soit une œuvre d’exhortation à l’agir, en touchant ces fibres du cœur que chaque anarchiste tient à découvert, évitant soigneusement que les arrangements et les compromis de la vie quotidienne fassent pousser du cor dessus.
Et ceux qui dans les usines, dans les chantiers, dans les mines, ont travaillé avec les anciennes horaires de quatorze heures, de douze et de dix heures, et qui bénéficient aujourd’hui de cette fameuse journée de huit heures, qui a longtemps été et qui aujourd’hui encore demeure la plus néfaste des superstitions subversives, savent très bien qu’aujourd’hui, en huit heures, ils font autant, sinon plus, que ce qu’ils faisaient en douze heures. Ils savent très bien qu’ils rentrent de la prison si éreintés et si accablés de fatigue, qu’ils ne peuvent plus profiter de l’éducation et de la culture qui était la promesse et la justification de cette réforme.
Qu’un seul individu sorte des rangs au cours du combat, cela signifie pour la pensée du maître, du prêtre, du père ou de la centrale, un affaiblissement nocif du pouvoir légalisé, la preuve que des actions efficaces peuvent aussi être menées sans être dirigées ni calculées par en haut.
Mais, quelle est cette liberté qui bouleverse la vie ordonnée et contrainte de la bête ? Quelqu’un pourrait dire (à raison) que c’est le déchaînement, d’autres que c’est la mise en jeu de soi-même, ou bien d’autres encore diraient que c’est la conscience de soi enfin mûre. Finalement, les plus attentifs concluraient, sagement, que c’est l’ensemble de ces choses. Et tous n’auraient vu qu’un seul aspect du problème. La bête déchaînée est la liberté elle-même, quand ce n’est pas qu’une bête libre, et étant la liberté, elle se répand sans limite et sans mesure, elle se déploie dans toute sa force, décide et attrape, attrape et écrase, écrase et s’empare, avec pour seul obstacle une force plus grande qui, en l’affrontant, la tue.
Depuis des siècles que l’humanité est exploitée, les ambitieux ont toujours réussi à la trahir. Il ne faut pas que cela se renouvelle. Que le passé, encore une fois, nous serve de leçon !

La force des choses pourra secouer des milliers et des milliers de chômeurs, ou de travailleurs brimés par une usure patronale trop avide, elle pourra même soulever un peuple affamé et contraint par la violence à se résigner à sa misère, mais la force des choses ne concédera au soulèvement, à la révolte de tels éléments, qu’un espace assez limité pour se développer, pour s’épuiser. Les affamés s’arrêteront au pillage des dépôts de vivres, les salariés parviendront peut-être à imposer une considération plus juste du labeur, les chômeurs, après s’être égosillés à demander du pain et du travail, seront peut-être casés par lots dans quelques emplois provisoires. Et la force des choses payée par ses… victoires, se reposera, préparant de nouvelles situations qui répéteront les faits déjà advenus, avantageusement aujourd’hui, avec perte demain.