Vers le néant créateur – Renzo Novatore

« La guerre est passée, lavant l’histoire et l’humanité dans le sang et les larmes, mais l’époque est demeurée inchangée.
Une époque de décomposition…
Le collectivisme est mourant et l’individualisme ne s’est pas encore affirmé.
Nul ne sait obéir, nul ne sait commander.
Mais entre tout cela et savoir vivre librement, il y a encore un abîme.
Un abîme qui ne peut être comblé que par le cadavre de l’esclavage et de l’autorité.
La guerre ne pouvait combler cet abîme. Elle ne pouvait que le creuser.
Mais ce que la guerre ne pouvait accomplir, la révolution doit le faire.
La guerre a rendu les humains plus bestiaux et plus plébéiens.
Plus triviaux et plus laids.
La révolution doit les rendre meilleurs.
Elle doit les anoblir ! »

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Ci-dessous, le texte de la brochure:

 

Une fleur sauvage

Aube et crépuscule de Renzo Novatore

 

« J’ai abandonné pour toujours la vie des plaines. »
Henrik Ibsen

Sur les crêtes des massifs montagneux, dans un climat rude qui favorise la solitude, loin de plaines, pousse une fleur célèbre. Devenue plutôt rare au fil du temps, exposée à la rapacité des cueilleurs en quête d’une gloire éphémère, l’Edelweiss est entrée dans l’imaginaire, symbole d’unicité pour les uns, de pureté pour les autres. Emblématique non pour l’usage que les armées en ont fait, mais, dirions-nous, pour sa beauté exceptionnelle et sa floraison aussi splendide que courte. Connue aussi sous son nom latin Leontopodium, pied-de-lion, cette plante est l’étoile des glaciers qui n’apprécie que les hauteurs conséquentes. Si on devait prêter un caractère à cette plante exquise, c’est bien sa singularité, conquise en gravissant les montagnes, en abandonnant la vie plus facile et moins dangereuse, des plaines.

Parmi la flore humaine que l’histoire a vu pousser, rares ont été les Edelweiss. Certes, à l’occasion, même les plantes domestiquées ont pu faire preuve de résistance, voire de courage. Mais le suivisme et l’obéissance ont terni la plupart des esprits, surtout quand l’agriculteur était disposé à leur offrir un certain confort, une certaine facilité, engrais chimiques à l’appui, pour favoriser croissance et survie. Une mauvaise langue pourrait dire que l’histoire de la flore humaine ressemble étrangement aux champs agro-industriels contemporains. Les plantes y poussent, activées par les fertilisants plutôt que par la joie de vivre, et se font tondre régulièrement au profit du propriétaire des terres. Ainsi, les cycles se succèdent jusqu’au prochain cataclysme qui jettera toute cette flore dans l’abîme de la mort.

Comment pourrait-il être autrement, lorsque les exigences, les aspirations, les rêves de cette flore humaine, parqués dans des champs et coupés au fil des saisons, ne consistent qu’à se faire récolter plus doucement, qu’à recevoir plus d’engrais, qu’à implorer plus de pesticides pour tuer les mauvaises herbes ? Si unique ne doit pas forcément rimer avec rare, ce sont cependant les plantes les plus aventureuses, celles qui osent, celles qui ne craignent ni la solitude ni le mépris des autres, qui ont donné les fleurs les plus belles. Chaque vie vaut la peine d’être vécue, à condition d’être réellement vécue. Personne ne peut en être juge, mais gageons que peu de personnes résisteraient à l’exaspération si elles se regardaient, vraiment et consciemment, dans le miroir, car elles n’y découvriraient qu’un être terne, sans véritable haine, sans véritable amour, ni vivant ni mort.
« La cime ou l’abîme », criait cette fleur rare de l’anarchisme, cette Edelweiss comme peu d’autres, jetant l’anathème sur les amants rachitiques de la vie, sur les crapauds comme sur les grenouilles. Abele Ricieri Ferrari (1890-1922), Renzo Novatore de son nom de bataille, planta ainsi son pied de lion dans l’histoire terrible des années qui précèdent la Première Guerre Mondiale et la suivent de peu. Sa floraison fut brève, dans une vie vécue jusqu’au bout, jusqu’à ce que l’ennemi réussisse à prendre le dessus et à stopper sa course folle d’une guerre contre la société.

Un astre lancé vers un crépuscule tragique

« Dans le vieux monde grotesque, on nous croit déjà morts. Mais nous avons épousé l’éternité – nous les solitaires ! Mais les roses, mes amis ? Où sont les roses ? Oh, les roses rouges de la Révolte Éternelle  ! »
Renzo Novatore, Une vie (1920)

Dans la nuit du 15 mai 1910, la veille d’une fête religieuse à laquelle devait assister le cardinal de Pise, Pietro Maffi, le Sanctuaire de Notre-Dame-des-Anges à Arcole, grand village situé dans la province de La Spezia au nord de l’Italie, part en fumée. L’incendie nocturne n’est pas sans faire écho aux cinq « martyrs de Montjuic » fusillés suite à la Settimana Tragica de Barcelone, troubles lors desquelles pas moins de 112 édifices, dont 80 bâtiments religieux, ont été incendiés par les insurgés, anarchistes en tête. Le libertaire Francisco Ferrer, pédagogue fondateur de l’Ecole Moderne, est le plus célèbre des exécutés. A Arcole, les carabiniers sont certains de savoir d’où vient le coup : les anarchistes. Ils émettent des mandats d’arrêt contre cinq d’entre eux, dont Renzo Novatore qui sera cependant acquitté. Il a alors à peine vingt ans. Un an plus tard, Novatore est à nouveau recherché, cette fois-ci pour un braquage et un vol commis dans la région. Parti en cavale puis arrêté, il est une nouvelle fois acquitté faute de preuves suffisantes.

Appelé sous les drapeaux en 1912, Novatore est immédiatement congédié. Les autorités italiennes, sous le feu de virulentes critiques antimilitaristes qui ne s’arrêtent pas avec la fin de la guerre tripolitaine lancée en 1911, préfèrent certainement ne pas avoir trop de subversifs dangereux parmi la troupe. De fait, le 7 juin 1914, trois manifestants antimilitaristes sont tués par la police à Ancone. Les troubles, qui seront connus par la suite comme la Settimana Rossa, se répandent d’abord en ville, puis dans le reste de la région des Marches, avant d’embraser toute l’Italie. Les casernes, les dépôts d’armes et de nourriture, les gares, les bâtiments officiels, les églises sont pris d’assaut. Le réseau ferroviaire est paralysé par la grève générale et les sabotages, des pylônes du télégraphe sont abattus, des ponts sont minés. La ferveur révolutionnaire grandit au fur et à mesure que le soulèvement se répand, de violents affrontements éclatent dans toutes les grandes villes. Le gouvernement fait débarquer des dizaines de milliers de soldats pour étouffer la révolte, mais ce sont surtout les socialistes, apeurés de voir la situation basculer en une véritable révolution sociale incontrôlée, qui ne ménagent pas leurs efforts pour mettre fin aux hostilités et faire rentrer ouvriers et paysans dans le rang.
Quelques mois après le début de la guerre à laquelle la monarchie italienne ne participe pas encore, en octobre 1914, un article signé Ricieri, « Pas la guerre, mais la révolution », est publié dans l’hebdomadaire Il Libertario. C’est peut-être son premier article dans la presse du mouvement, dans lequel il met en garde contre les « interventionnistes », ces partisans d’une intervention dans la guerre qui sont toujours plus nombreux dans le camp socialiste, mais aussi parmi les anarchistes.

En pleine activité antimilitariste, Novatore est finalement mobilisé fin 1917 et assigné au 21ème régiment d’infanterie de Magra. Mais, en avril 1918, il s’évade de la caserne pour ne plus jamais y remettre les pieds. Un énième avis de recherche est alors émis contre lui, cette fois pour désertion et haute trahison, ce qui lui vaut une condamnation à mort par la Cour Militaire de La Spezia en octobre. Il se cache alors dans les forêts de Magra et même au-delà des Apennins, jusque dans les plaines émiliennes. C’est peut-être au cours de cette période qu’il rencontra le bandit anarchiste Sante Pollastro, tout en essayant de toutes les manières possibles, comme il l’avait fait au cours des années précédentes, d’aider les autres déserteurs réfugiés dans les forêts de la région.

A partir de septembre 1918, différents armistices (Bulgarie, Empire Ottoman puis Austro-Hongrois) jusqu’à celui du 11 novembre (Allemagne) mettent fin aux combats entre les États belligérants, qui ont provoqué des millions de morts. En Allemagne, la démobilisation donne lieu à des années d’intenses luttes insurrectionnelles, en écho à la Révolution russe de 1917, mais en Italie aussi la situation d’après-guerre est particulièrement tendue, avec la faim qui hante les paysans et des soldats désabusés qui rentrent dans des foyers décimés par la misère. Le travail manque et les prix flambent. Le 8 mai 1919, Novatore écrit dans Il Libertario qu’il est certain que « la chute satanique du vieux monde a déjà commencé puisqu’on entrevoit déjà les premières rives verdâtres de la vierge et souriante terre promise. […] Assez du vieux monde que nous avons renié ; assez de la coercitive et répugnante civilisation démocratique ; assez de prosternation humaine devant les idoles de plâtre et de boue. Qu’un fracas terriblement grondant d’âmes, d’esprits et de dynamite, accompagné d’un formidable cri populaire fasse sauter les digues qui nous séparent encore du premier port… »

Un mois plus tard, le 11 juin 1919, le soulèvement de La Spezia met le feu à cette poudrière sociale qui éclatera bientôt à travers tout le pays, inaugurant une période de deux années connues sous le nom de Biennio Rosso. Novatore, toujours condamné à mort par contumace, participe comme il le peut aux efforts des anarchistes d’Arcole pour favoriser l’insurrection, mais il est arrêté à la fin du mois. C’est finalement l’amnistie générale des déserteurs de guerre, décrétée en septembre 1919, qui le sauvera du peloton d’exécution.

Enfin réuni avec ses compagnons d’Arcole, Novatore va pouvoir rejoindre la tentative insurrectionnelle impliquant la participation de plusieurs centaines d’anarchistes de la zone de la Spezia. Cette tentative consiste à s’emparer des fortifications qui surplombent la ville et des cuirassés qui mouillent dans le port. Une vaste propagande subversive est lancée parmi les marins présents sur les navires de guerre, permettant d’élaborer un plan complexe qui compte notamment sur la mutinerie des marins d’un cuirassé. Le 15 mai 1920, Novatore signe dans l’Iconoclasta ! l’article « La marche tragique » qui annonce la couleur : « Nous transformerons notre pensée rebelle en flamme mortelle, nos théories en bombes, nos plumes en poignards, et comme des fous, désordonnés et furibonds, nous incendierons, nous exproprierons, nous détruirons ! Et l’humanisme, le socialisme et le communisme ne suffiront pas à apaiser notre terrible fureur. Sataniques, dionysiaques, féroces, nous nous lancerons à l’assaut avec la grimace de Méphistophélès sur les lèvres, et la flamme volcanique de la destruction finale catastrophique dans le coeur. »
Le 3 juin 1920 vers midi, une soixantaine d’individus en armes, dont Novatore, donnent l’assaut à la poudrière du Val di Locchi en périphérie de la Spezia. Quelques marins de garde déposent les armes et rejoignent les insurgés qui installent deux mitrailleuses à l’entrée de la rue menant à l’arsenal. Alors qu’un second groupe s’avance vers le bâtiment principal, un carabinier ouvre le feu en blessant l’un des assaillants, qui ripostent à coups de fusil. Tout en restant à l’extérieur, le carabinier ordonne qu’on referme la porte de la poudrière. Cela laissera le temps aux renforts d’arriver et de disperser les assaillants dans les bois alentours. L’objectif principal, la prise de la poudrière avec les munitions et explosifs qui y étaient stockés, a échoué.

Trois mois plus tard, le 31 août 1920, des ouvriers se lancent dans un mouvement d’occupation des usines à travers toute l’Italie, notamment soutenus avec force par les anarchistes. Novatore invite alors tous les compagnons à se joindre à la révolte : « Enfin une grande tempête gronde dans le sous-sol. Le hurlement satanique d’une poignée de rebelles solitaires est en train de devenir un ouragan social purificateur. L’immense phalange du prolétariat, jusqu’à aujourd’hui esclave et servile, est en train de lever rageusement la tête avec un bond majestueusement léonin. Je ne suis pas simpliste et je crois encore moins aux miracles. Mais je suis un amant passionné de toute tragédie sociale catastrophique qui a le caractère d’une révolte marquée. Et aujourd’hui l’esprit de révolte rugit… Il rugit diaboliquement dans l’âme des esclaves épris à nouveau – par la force – d’un rêve de liberté. Je laisse la prophétie de ce qui adviendra aux chiromanciens et la peur de l’inconnu aux imbéciles. »
Du côté des anarchistes-organisationnels, c’est pourtant avant tout la collaboration avec les organisations socialistes qui est recherchée pour les faire changer d’avis. Car si la base ouvrière semble en effet tendre vers une révolution, à l’exemple de celle qui a éclaté en Russie, les cadres socialistes doutent, hésitent, freinent et lancent des mots d’ordre contradictoires. Aux moments décisifs, ils finiront par renoncer à l’action révolutionnaire, alors projetée en commun avec ces mêmes anarchistes. Début 1921, le mouvement insurrectionnel s’essouffle et la réaction se renforce sans conteste. Sous l’impulsion de Mussolini et de ses chemises noires, les attaques contre les locaux ouvriers et les agressions des squadre fascistes se multiplient. C’est dans cette situation tendue que les anarchistes Malatesta, Borghi et Quaglino, arrêtés quelques mois plus tôt, entament une grève de la faim le 15 mars 1921 dans la prison de San Vittore, à Milan.
Tandis que les partis et les syndicats prônent le calme, Novatore appelle à l’action audacieuse : « Errico Malatesta et tous les autres, tombés par milliers entre les mains de l’ennemi lors du prélude de cette tempête sociale, attendent avec une noble et fébrile anxiété, la foudre qui fracasse l’édifice croulant, qui éclaire l’histoire, qui relève les valeurs de la vie, qui illumine le chemin de l’homme. […] Le fort vieillard attend. Compagnons héroïques, à nous ! Le cadavre d’un vieil agitateur vaut toujours plus que la vie de mille êtres méprisables et imbéciles. Frères, souvenez-vous-en. Faisons en sorte que sur nous ne tombe jamais la plus profonde de toutes les hontes humaines. »

Dans ce contexte précis, une bombe explose le 23 mars 1921 à Milan contre le Kursaal Diana, un bâtiment achevé depuis une vingtaine d’années pour héberger les activités sportives et culturelles de la grande bourgeoisie de la capitale du Nord, provoquant 21 morts et 80 blessés. Ce soir-là, un coffre rempli de 160 bâtons de gélignite (de la dynamite gélatinée à base de nitroglycérine et de nitrate de potasse) avait été placé à l’extérieur, près de l’entrée réservée aux artistes du théâtre du lieu, juste en face à l’auberge dont un des appartements, selon les informations des compagnons solidaires, était justement utilisé par le préfet Giovanni Gasti, grand répresseur d’anarchistes, de socialistes et de prolétaires insurgés.
Suite à un mouvement inopiné de grève des travailleurs du Kursaal, le spectacle commence ce soir-là avec retard. Vers 20h40 lorsque débute finalement l’opérette Die blaue Mazur, la charge explose, mais, plutôt que de faire sauter en l’air l’auberge, son souffle rase le mur latéral du Kursaal Diana, touchant les membres de l’orchestre et les spectateurs assis aux premiers rangs. Une chasse à l’anarchiste est aussitôt lancée à travers tout le pays, jusqu’à La Spezia, où les carabiniers et les fascistes ont aussi leur petite liste noire de subversifs à liquider.

La nuit du 5 juin 1922, un camion rempli de fascistes descend sur Fresonara, où se trouve la maison de Renzo Novatore. Il les attend de pied ferme, et ils sont accueillis à coups de revolver et de bombes à main. Si sa résistance farouche les oblige à sonner la retraite, à partir de ce moment-là son sort est scellé. Novatore décide une fois de plus de passer en clandestinité. Et cette fois-ci ce sera la dernière, car avec la montée du fascisme il n’y aura pas de retour en arrière possible pour lui, aucune trêve. « Je suis un astre qui va vers un crépuscule tragique » reconnaît-il lui-même. Pour cette dernière bataille, ses compagnons ne manquent par contre pas : en plus des anarchistes d’Arcole Umberto Cresci et Mentore Giampaoli, il peut compter sur les Piémontais Sante Pollastro et Luigi Peotta, ainsi que sur un anarchiste vénitien, agissant à Turin mais contraint de se mettre à l’abri dans le Val Polcevera après une fusillade avec la police le 7 janvier 1922 dans la capitale piémontaise : Giuseppe De Luisi. C’est avec ceux-là, et quelques dizaines d’autres encore, que Renzo Novatore poursuivit son implacable guerre contre la société.

Par poignées, coordonnés informellement, ces anarchistes défraieront la chronique dans le territoire situé entre la Ligurie et le Piémont, avec une avalanche d’attentats, d’expropriations et d’attaques. Ils s’en prennent aux banques, aux commerçants, aux grands propriétaires et aux fascistes. S’il est impossible de reconstruire les faits, Giuseppe De Luisi écrira en 1925 depuis sa cellule : « Tout d’abord, j’aimerais faire savoir et clarifier que je ne suis pas innocent. Comme je l’ai dit au tribunal – mordant rageusement sur le bâillon –, moi et le compagnon tombé [Renzo Novatore] fûmes les dynamiteurs des sièges des fascistes et les incendiaires des villas des fascistes dans la Lunigiana. Nous fûmes les tireurs qui prenions en ligne de mire les chemises noires, nous fûmes les lanceurs de bombes. Ils ont essayé de nous terrasser et d’abattre notre drapeau ; nous nous sommes défendus et nous avons répliqué avec le naphta et la dynamite. »

Le 29 novembre 1922, un mois après la marche des fascistes sur Rome leur ouvrant la conquête du pouvoir, Novatore se trouve à Teglia di Rivarolo, aux environs de Gênes, en compagnie de Sante Pollastro. Il est armé d’un pistolet Steyr et de bombes à main. A son doigt, il porte un anneau contenant du cyanure. Les deux anarchistes sont en train de manger à l’auberge Osteria della Salute, située 24 via Cambiaso, quand trois types, habillés comme des ouvriers pénètrent dans les lieux. Il s’agit en réalité du maréchal Lupano et de deux autres carabiniers, venus vérifier discrètement les informations liées à une dénonciation. Sante Pollastro expliquera de nombreuses années plus tard ce qui s’est passé. Les chaussures de ces trois ouvriers étant bien trop propres et cirées pour être celles d’ouvriers, il demanda aussitôt l’addition pour s’en aller. Se rendant alors compte qu’ils venaient d’être démasqués, le maréchal Lupano se jeta sous une table et ouvrit le feu, touchant Novatore qui fut tué sur le coup. Pollastro tira deux coups pour riposter : le premier mit fin à la vie du maudit maréchal, le deuxième blessa un des carabiniers qui le supplia de l’épargner. Quant au troisième, il sortit de l’auberge en panique pour aller chercher des renforts. Pollastro désarma alors le carabinier blessé en l’épargnant, puis pris une chaise et brisa une fenêtre à l’arrière de l’auberge. Il réussira à se sauver en restant perché pendant deux jours sur un arbre à deux cent mètres de l’auberge, pendant qu’une centaine de carabiniers et de fascistes ratissaient la zone.

La nouvelle de la mort de Novatore fut annoncée de la façon suivante par télégramme, circulant très vite entre compagnons : « Renzo Novatore a été assassiné. Il est tombé en combattant, car il philosophait et combattait. – Cela faisait longtemps qu’il était recherché et pourchassé. Il était en état de révolte permanente. A la mort, il a répondu avec la mort. Et il est mort comme il a vécu : en anarchiste qui unissait à la pensée – sa suprême pensée aristocratique ! – l’action rebelle. »

Tel est le monde des hommes

« La vie est lasse d’avoir des amants rachitiques.
Parce que la terre est lasse d’être inutilement foulée par de longues cohortes de pygmées psalmodiant de stupides prêches chrétiens.
Et enfin parce que nous aussi, nous sommes las de nos «frères» cadavériques, incapables de paix et de guerre. Inaptes à la haine et à l’amour.
Oui ! Nous sommes las et écoeurés !
L’humanité doit être renouvelée.
Il faut que résonne dans le monde le chant épique et barbare d’une nouvelle vie vierge. »
Renzo Novatore, Drapeaux noirs (1922)

Si la vie de Novatore fut celle d’un astre lancé vers un crépuscule tragique, sa plume avait pris le temps de tracer des paroles aussi percutantes que les balles de son revolver. Pour lui qui abhorrait la politique, idée et action ne pouvaient être séparés. C’est ainsi qu’il nous laisse un ouragan d’écrits, bien qu’une partie de textes non-publiés aient très probablement été perdus. Nombre d’entre-eux sont en tout cas d’une écriture lyrique, exaltée, bien loin de ce qui était alors en vogue parmi les propagandistes et les théoriciens libertaires les plus connus de l’époque. Son style est enflammé et sa prose mordante. Il pouvait difficilement en être autrement, car Novatore, autodidacte et fils de paysans pauvres, n’était pas de ceux qui caressent les exploités dans le sens du poil pour les amener à se révolter. Il les fustige, haïssant leur servilité aussi férocement qu’il hait les oppresseurs. Dans sa ligne de mire entre alors le christianisme et sa morale de soumission, mais aussi pareillement le socialisme et la civilisation démocratique : « J’ai étudié les hommes et leur esprit dans des livres comme dans la réalité. J’ai constaté qu’ils étaient un mélange de comique, de plébéien et de vilenie. J’en fus écoeuré. D’une part, de sinistres fantômes moraux, nés du mensonge et de l’hypocrisie qui règnent. D’autre part, des bêtes sacrificielles qui adorent avec fanatisme et couardise. Tel est le monde des hommes. Telle est l’humanité. Je ressens du dégoût pour ce monde, pour ces hommes, pour cette humanité. Les plébéiens et les bourgeois se valent. Ils se méritent bien les uns les autres » (L’Expropriateur, 1919).
En effet, comment ne pas voir que, si certains clivages – importants – les séparent, prolétaires et bourgeois ont également partagé (et aujourd’hui que ces lignes de démarcation se sont transformées, peut-être encore d’avantage) des intérêts, dont celui de l’estomac. « Avec Karl Marx l’âme humaine est descendue jusqu’aux intestins… », disait-il laconiquement, pour critiquer l’appauvrissement de l’esprit, le nivellement des individus. Et ailleurs, la voix impitoyable de Novatore résonne encore plus durement dans ce qui est peut-être son plus beau texte, Vers le rien créateur, rédigé le coeur rempli d’amertume et de dégoût aux lendemains d’une Première Guerre Mondiale qui avait vu des millions d’humains s’entretuer au nom de la Patrie : « En supplément au paradis dans les cieux, les pauvres d’esprit eurent la démocratie sur terre. Si le Triomphe n’est pas encore complet, le socialisme l’accomplira. Son concept théorique l’a annoncé depuis longtemps. Il veut niveler toutes les valeurs humaines. Attention, ô jeunes esprits ! La guerre contre l’homme-individu a commencé avec le Christ au nom de Dieu, se développa avec la démocratie au nom de la société et menace de s’accomplir avec le socialisme au nom de l’humanité. Si nous ne savons pas détruire en temps et en heure ces fantômes aussi absurdes que dangereux, l’individu sera inexorablement perdu. »
Depuis cette époque tragique, les fantômes n’ont pas disparu. Ils ont certes changé de nom et d’apparence, le nivellement n’est plus de caserne comme à l’époque du fascisme ou du socialisme étatique, mais il n’est pas moins enraciné dans ce monde moderne qui court droit vers le naufrage, où l’individu est à présent éclipsé par les prouesses techniques subies et acclamées par les foules. Sur la pente dans laquelle nous sommes engagés, il ne restera bientôt plus que de pauvres profils virtuels malléables et modifiables au besoin, au fil des innovations techniques requises par l’accumulation capitaliste.

D’un autre côté, tout en étant le héraut de la révolte individuelle, Novatore sait clairement qu’elle ne saurait suffire en soi pour abattre les fantômes de l’autorité. La révolte individuelle est bien entendu ce qui devait caractériser les anarchistes, « les précurseurs du temps », ces minorités agissantes qui déclencheront le cataclysme. « Mais nos «crimes» individuels doivent être l’annonce fatale de la grande tempête sociale. De la grande et terrible tempête qui pulvérisera les structures des mensonges conventionnels, qui abattra les murs de toutes les hypocrisies, qui réduira le vieux monde à un tas de décombres et de ruines fumantes ! Car c’est de la ruine de Dieu, de la société, de la famille et de l’humanité qu’un nouvel esprit humain pourra naître, luxuriant et festif. Un nouvel esprit humain qui sur les décombres du passé chantera la naissance de l’homme libéré : du libre et grand je. »

Mais Novatore n’est pas non plus dupe, il sait que contre l’ennemi, la revendication est éternelle. Que toute société, même la plus libre, finit par engendrer des chaînes que les individualités ne pourront supporter pacifiquement. Si on peut en effet acclamer le cataclysme révolutionnaire qui remet les (ou certains) compteurs à zéro, la révolte anarchiste ne prend pas fin pour autant. Mieux encore, c’est dans ces contextes insurrectionnels, lors des grandes poussées révolutionnaires, qu’il existe mille raisons d’y aller plus fort encore, de façon toujours plus audacieuse, pour ne pas simplement subir l’inévitable reflux qui s’en suivra. Ainsi conçue, la « révolution sociale » ne signifie pas la naissance d’un monde nouveau définitivement libre, mais plutôt un ouragan qui passe à travers la société, ses institutions et ses hommes. En cela, elle peut encore avoir du sens aujourd’hui, d’autant plus que l’urgence à tirer le frein pour faire dérailler le train de la société industrielle, se fait ressentir chaque jour davantage. Et sans garanties, sans programmes, sans reconstructions assurées, sans transitions autogérées, sans aucune de ces fables étriquées qui ne peuvent que nous éloigner de la nécessité de la destruction, ici et maintenant, dans la douleur comme dans la joie.

Une fleur sauvage au bord de l’abîme

« Ma devise est : marcher en expropriant et en brûlant, en laissant toujours derrière moi les cris de morales offensées et en laissant les troncs des vieilles choses partir en fumée. Quand les hommes ne posséderont plus que des richesses éthiques – les seuls trésors vraiment inviolables – alors je jetterai mes pieds-de-biche. Quand il n’y aura plus de fantômes dans le monde, alors je jetterai ma torche. Mais cet avenir est loin et peut-être ne viendra-t-il jamais ! »
Renzo Novatore, L’Expropriateur (1919)

Si la Justice a inculpé le jeune Renzo Novatore pour braquage et vol quand il avait 21 ans, son acquittement par la suite ne doit pas être interprété comme le fait qu’il était innocent. Tout au long des années de son activité, et au fil des rencontres avec d’autres individus rebelles, il se dédia notamment à l’art de l’expropriation. Autant en la pratiquant, qu’en la défendant dans les journaux anarchistes. Pourtant, on ne trouve pas seulement chez lui le raisonnement somme toute assez classique, et accepté par une bonne partie des moins bornés (du moins au niveau théorique), qui affirme que le vol est permis si la société nous prive de ce dont nous avons besoin pour vivre. Ou dans sa version marxiste (dont les adeptes ne légitimeront cependant jamais sa large mise en pratique, jugée trop « petite-bourgeoise » ou « lumpen », et surtout contre-révolutionnaire), que puisque le produit du travail nous a été enlevé par les patrons, nous sommes dans notre bon droit de le reprendre de force. Le vol est alors considéré comme une « nécessité » pour assurer la conservation matérielle des individus.
Mais à cette raison « sociale » en défense de l’expropriation, Novatore va rajouter une apostille supplémentaire : « Nous pouvons ajouter simplement que pour l’homme à qui la société nie le pain, si un délit existe, c’est bien celui de ne pas voler et de ne pas pouvoir voler. » Puis il repart à la charge, sans fausse miséricorde : « Être pauvres – et «pauvres honnêtes» –, signifie pour nous être les ennemis – et les ennemis les plus répugnants – de toute forme de dignité humaine et de toute élévation de sentiment. Que peut bien symboliser un «pauvre honnête», sinon la forme la plus dégradante de la dégénérescence humaine ? ». Tant que nous en restons à la sphère de la justification « sociale » du vol, nous pouvons encore nous sentir relativement à l’aise. En fin de compte, on ne prend que ce qui nous est dû, nous employons simplement une forme illégale pour rééquilibrer le grand livre de comptes de la société. Si notre main qui s’allonge pour saisir la propriété d’autrui tremble, nous pouvons la tranquilliser avec cette raison… de « justice sociale ». Nous sommes toujours dans le bien.
Mais, comme en est bien conscient Novatore, l’anarchiste qui exproprie, peut-il se contenter de cela, doit-il uniquement fonder son action sur cette idée de « justice » ? Et quid si plutôt que de le rééquilibrer, il bouleversait ce livre des comptes ? S’il prenait plus, beaucoup plus ? Novatore fournit alors une deuxième raison pour l’expropriation, une « raison anarchiste » : « C’est une raison héroïque qui comprend le vol comme arme de puissance et de libération qui peut être employée seulement par cette minorité audacieuse d’êtres ardents qui, tout en appartenant à la classe des «prolétaires» discrédités, ont une nature vigoureuse et vaillante, riche de libre spiritualité et d’indépendance, qui ne peut accepter d’être enchaînée aux fers d’aucun esclavage, ni moral, ni social, ni intellectuel, et d’autant moins à cette servitude économique qui est la forme d’esclavage la plus dégradante, la plus mortifiante et la plus infâme, impossible à supporter quand dans les veines bat un sang sain, léonin et frémissant ; quand dans l’âme gronde le tragique orage aux mille tempêtes ; quand dans l’esprit crépite l’inextinguible feu de la rénovation perpétuelle ; quand dans la fantaisie étincellent les images de mille mondes nouveaux ; quand dans la chair et dans le cœur battent les ailes frémissantes des mille désirs insatisfaits ; quand dans le cerveau brille l’héroïque pensée qui incendie et détruit tous les mensonges humains et les conformismes sociaux. »
Ici, on s’éloigne brusquement de la « justification sociale », et on est en train de franchir le seuil du domaine de la liberté. Celle qui balaie tous les calculs, qui prend et boit avidement au calice de la vie. Et que les idiots de service s’abstiennent de commentaires aussi ignares que caricaturaux. Aucun expropriateur anarchiste, « riche de libre spiritualité et d’indépendance », n’utilise les sommes expropriées par son audace, pour accumuler des marchandises aussi débiles qu’inutiles. Certes, il s’assoit fièrement au banquet de la vie et il se sert, librement, mais il cherche avant tout des moyens pour conquérir une certaine indépendance, pour échapper à l’humiliation de travailler pour un patron et à la complicité de collaborer à la production mortifère. Tout en sachant qu’il ne peut jamais s’en affranchir complètement par sa seule action individuelle, il a en tout cas mis, par la force et les armes à la main, un peu de distance entre lui et le monde de l’exploitation. C’est cette distance dont il a besoin, dont nous avons tous besoin, pour aiguiser nos consciences, approfondir nos pensées, identifier l’ennemi et le frapper gaillardement.
Néanmoins, Novatore ne s’arrête pas là non plus. Même le raisonnement anarchiste est pour lui encore trop attaché, trop lié au monde. S’envolant comme un aigle au-dessus des montagnes, toujours plus haut, et cherchant non pas tellement le pain, mais surtout les roses, il invoquera une raison… esthétique : « Qu’importe si aujourd’hui, hier et demain, la morale – cette Circé maléfique et dominatrice – appelle, appela et appellera péché, sacrilège, crime et folie l’héroïque manifestation de l’audacieux rebelle ! Celui qui, décidé à s’élever au-dessus de tout ordre social cristallisé et au-dessus de toute frontière préétablie, veut affirmer – par sa propre puissance – l’effrénée liberté de son moi, pour chanter – à travers la tragique beauté du fait – l’anarchique et pleine grandeur de toute son individualité intégralement libérée de tout fantôme dogmatique et de tout faux conformisme social et humain. Un conformisme créé par une morale plus fausse et répugnante devant laquelle seules s’inclinent la peur et l’ignorance. » C’est le goût de l’exquis, le plaisir de l’aventure, le frémissement du danger que Novatore appelle et recherche. Il le cherche partout : dans l’attaque, dans l’expropriation, dans l’amour, dans l’écriture, dans la poésie et dans la nature sauvage.
Quand nous sommes las de balbutier des justifications, de nous mesurer aux tables de la morale, d’écouter les choeurs de victimes qui nous disent qu’on ne peut rien faire, que nous sommes cernés de partout et liés par mille obligations et impositions, un désir irrépressible peut émerger au fond de chacun : je fraye mon chemin ! Que d’autres en soient incapables, ou se soient rendus incapables de faire de même, en quoi cela me regarde-t-il, en quoi méritez-vous autre chose que mon mépris ? Et là, on franchit un autre seuil, dangereux, très dangereux même, celui qui nous expose à tous les dangers. Novatore vient nous le susurrer à l’oreille : « La vie, pour nous, est une fleur sauvage, qui doit être cueillie sur le bord effrayant d’incommensurables abîmes. »
Mais, en procédant de la sorte, n’est-on pas en train d’instaurer une forme d’anarchisme aristocratique, anti-social, réservé aux plus « forts » ? N’est-t-on pas en train de s’éloigner de l’anarchisme comme idéal social, comme élévation et émancipation de masses exploitées ? Ici encore, Novatore reste impitoyable : « Si les faibles rêvent de l’Anarchie comme un but social, les forts pratiquent l’Anarchie comme un moyen d’épanouissement individuel. Les faibles ont créé la société, et de la société est né l’esprit de la loi. Mais celui qui pratique l’Anarchie est ennemi de la loi et vit contre la société. Et cette guerre est fatale et éternelle. Elle est fatale et éternelle car quand tombe le Tsar, émerge Lénine, quand la garde royale est abolie, vient la garde rouge… ». Si l’exhortation de Novatore à ne pas se laisser leurrer par l’idée d’une révolution qui libérera l’humain une fois pour toutes est plus que pertinente, cela ne résout pourtant pas une question fondamentale qui demeure en suspens. À partir de quel point finit l’action de l’oppresseur et commence la collaboration, passive et active, des opprimés ? Toute théorie, toute perspective révolutionnaire et anarchiste qui refuse de prendre en compte cette question inquiétante, risque de finir par construire des châteaux de cartes à coups de sujets politiques et de déterminismes divers et variés, éclipsant à la fois l’individu avec sa révolte, mais aussi sa propre responsabilité.
Novatore est évidemment pessimiste : il ne croit guère après la grande boucherie mondiale que les millions d’êtres humains qui se sont laissés mener à l’abattoir, puissent devenir des individualités libérées capables de refuser la masse et de s’affirmer. Sans nier jusqu’au bout leur potentiel de révolte, qu’il avait aussi vécu à plusieurs reprises, il imaginera désormais sa chère anarchie comme étant l’oeuvre de « phalanges minoritaires », d’ « aristocrates du goût et de l’action ». Sans vouloir épuiser ici le sujet, on peut au moins faire remarquer que la présence de telles individualités intransigeantes, et de leurs critiques mordantes et acerbes, est nécessaire à l’anarchisme – entendu comme méthodes de lutte pour aller vers l’anarchie – afin de le préserver contre toutes les dégénérescences politiques (qui ont montré leur terrible visage, surtout et justement avec plus de poids, lors des moments insurrectionnels). Afin d’éviter aux uns de tomber dans l’éloge des masses, les fleurs sauvages de l’anarchie sont nécessaires pour remettre les pendules à l’heure. Afin d’épargner aux fleurs sauvages une mort par asphyxie, les autres sont nécessaires pour faire appel à leurs forces lorsque la mêlée sociale devient plus explosive. Il n’existe pas de source unique à laquelle s’abreuver.

Je suis le rêve de moi-même

« Mes amis, mes amis, où êtes-vous ?
Ne voyez-vous pas là-haut le Visage de l’Éternité et du Mystère ? Il faut résoudre l’ultime énigme de l’éternel. Sus, amis, venez, c’est l’heure, c’est l’heure !
… Êtes-vous donc venus ?
Jamais je n’ai vu le ciel aussi serein que vos visages, mes amis.
Qu’est-ce qu’il est beau de se comprendre ! »
Renzo Novatore, Une vie (1920)

Comment mener nos batailles, faire notre guerre, si nous ne chérissons pas notre monde intérieur ? Comment affronter les douleurs, vivre les peines, gravir les sommets et tomber dans les abîmes si nous n’avons pas les ailes de l’idée et du coeur pour danser librement sur le monde des hypocrisies, des platitudes et des superficialités ? Notre révolte est aussi profondément existentielle, éthique, elle n’est pas juste un moyen pour atteindre un but.
Et c’est bien en cela qu’elle est éternelle. Si nous ne mangeons qu’à notre faim sans nous épancher aux sources du désir et du plaisir, de la beauté et des merveilles du monde, si nous ne voyons que des faits sans les projeter dans notre imaginaire fantaisiste, sans voler dans l’éther du magnifique… si… quelle est donc la vie que nous entendons vivre ?
Novatore s’émerveille sans vergogne devant les arbres de la forêt sauvage, il s’étend aux rayons du soleil brûlant, il rêve à satiété. Et il nourrit son esprit, son âme, avec ce qu’il y a de plus exubérant, de plus raffiné ou de plus exquis. C’est ainsi que sa prose cherche par exemple appui dans les poèmes de Baudelaire, dans les romans de Wilde, dans les pièces de théâtre d’Ibsen, dans la philosophie au marteau de Nietzsche. Il ne se contente pas d’étudier les cartes topographiques, ni d’ausculter les analyses économiques et sociales. Il veut aimer la vie, et appelle tous les individus audacieux à l’aimer comme lui, avec ses cimes et ses abîmes. A boire entièrement au calice de la vie, sans se restreindre, et tout en ayant l’esprit et les mains armées. Dans Les chants du midi, il confesse sans pudeur : « J’appartiens à la race la plus extrême des vagabonds de l’esprit : à la race maudite de l’inassimilable et des intolérants. Je n’aime rien de ce qui est connu, et mes amis sont aussi des inconnus. Je suis un véritable athée de la solitude : un solitaire sans témoins ! Et je chante ! Je chante mes chansons tissées d’ombre et de mystère… Je chante pour mes frères inconnus et pour mes enfants lointains… »

Où en sommes-nous aujourd’hui, en cette ère où l’aventure est en train d’être remplacée par ses succédanés virtuels ? Où la solitude est considérée plus suspecte que jamais ? A présent que la surface de la terre a été presqu’entièrement colonisée par notre chère civilisation, que les forêts, les montagnes, les fleuves et les mers résistent encore à peine à l’aménagement dévastateur, que la sécurité est le mantra répété non seulement par les gouvernants, mais aussi par les gouvernés, effrayés d’un avenir instable et risqué, ce sont désormais les tréfonds des êtres humains qui sont la prochaine cible. L’aplatissement tant redouté par Novatore, le désenchantement du monde (et de nos combats !) avance à pas de géants et nous sommes en train de perdre notre âme. Les individualités véritables risquent de se faire toujours plus rares, y compris parmi les ennemis de ce monde. C’est contre ce destin atroce qu’il s’agit de se rebeller, de relever fièrement la tête. Mais cela n’est pas possible sans se mettre en jeu, jusqu’au prix de sa vie et de sa liberté.
Pour frôler les profondeurs de la vie, pour toucher la qualité, il faut gravir les sommets et oser approcher les abîmes.

 

 

Vers le néant créateur

 

I

Notre époque est une époque de décadence. La civilisation bourgeoise-chrétienne-plébéienne a atteint depuis longtemps au point mort son évolution…
Est arrivée la démocratie !
Mais sous les fausses splendeurs de la civilisation démocratique, les plus hautes valeurs spirituelles se sont effondrées.
La force volitive, l’individualité barbare, l’art libre, l’héroïsme, le génie, la poésie ont été méprisés, moqués, calomniés.
Et pas au nom du « je » mais au nom de la « collectivité ». Pas au nom de « l’Unique » mais au nom de la « société ».
Ainsi du christianisme — qui a condamné la force primitive et sauvage de l’instinct vierge — a tué la vigueur du « concept » vigoureusement païen de la joie terrestre. Sa progéniture — la démocratie — se vante en faisant l’apologie de ce crime et en en célébrant la grandeur sinistre et vulgaire.
Maintenant nous le savons !
Le christianisme a brutalement planté sa lame empoisonnée dans la chair frémissante et saine de toute l’humanité ; ce fut une vague froide de ténèbres, poussée par une furie mystiquement brutale qui a terni l’allégresse sereine et festive de l’esprit dionysiaque de nos ancêtres païens.
Un froid soir hivernal s’est fatalement abattu sur un doux midi d’été ! C’est le christianisme qui en substituant le fantôme « Dieu » à la réalité vibrante du « moi », se déclara l’ennemi acharné de la joie de vivre et se vengea crapuleusement contre l’existence terrestre.
Avec le christianisme, la Vie fut envoyée pleurer dans les effroyables abysses des plus amères renonciations ; elle fut expulsée vers le glacier du renoncement et de la mort. Et c’est sur ces glaciers du renoncement et de la mort que la démocratie est née.
Puisque la démocratie — mère du socialisme — est fille du christianisme.

II

Avec le triomphe de la civilisation démocratique l’esprit de la foule fut glorifié. Le féroce anti-individualisme — la démocratie — piétina — car incapable de la comprendre — toute beauté héroïque du « je » anti-collectiviste et créateur.
Les crapauds bourgeois et les grenouilles prolétariennes se serrèrent mutuellement la main dans une vulgarité spirituelle commune, communiant religieusement dans le calice de plomb avec la liqueur visqueuse des mêmes mensonges sociaux que la démocratie offrait aux uns et aux autres.
Et les chants que bourgeois et prolétaires entamaient dans leur communion spirituelle, furent un « Hourrah ! » commun et retentissant à l’Oie victorieuse et triomphante.
Et pendant que les « hourrah ! » fusaient frénétiquement, la démocratie se coiffa de sa casquette plébéienne, proclamant — avec une sinistre et sauvage ironie — les droits égalitaires… de l’Homme !
Alors les aigles, avec leur conscience avisée, firent battre leurs ailes titanesques plus fortement et s’envolèrent — écœurés par le spectacle trivial — vers les sommets solitaires de la méditation.
Ainsi, l’Oie démocratique demeura reine du monde et dame de toutes choses, elle régna souverainement.
Mais comme au-dessus d’elle, quelque chose riait en attendant, elle lança – par l’intermédiaire du socialisme, son seul véritable enfant — une pierre et un verbe dans le bas royaume marécageux où croassent les crapauds et les grenouilles pour provoquer un pugilat stomacal en le faisant passer pour une guerre titanesque d’idées superbes et de spiritualité. Et dans les marais, se fit le pugilat… Elle advint si grossièrement et entassa la boue si haute qu’elle ternissait les étoiles !
Ainsi, avec la démocratie, tout a été contaminé.
Tout !
Même ce qu’il y avait de meilleur.
Même ce qu’il y avait de pire.
Dans le règne de la démocratie, les luttes qui advinrent entre le capital et le travail ne furent que des combats rachitiques, de larves impuissantes à mener la guerre, privées de tout contenu de haute spiritualité et de toute courageuse grandeur révolutionnaire, incapables de créer un autre concept de vie plus forte et plus belle !
Bourgeois et prolétaires, quoique se disputant sur des questions de classe, de pouvoir et d’estomac, demeurèrent toujours unis par leur commune haine des grands vagabonds de l’esprit, des solitaires de l’idée. De tous les tourmentés de la pensée, de tous les expressions d’une beauté supérieure.
Avec la civilisation démocratique, c’est le Christ qui a triomphé…
En supplément au paradis dans les cieux, les « pauvres en esprit » eurent la démocratie sur terre. Si le Triomphe n’est pas encore complet, le socialisme l’accomplira. Son concept théorique l’a annoncé depuis longtemps. Il veut « niveler » toutes les valeurs humaines.
Attention, ô jeunes esprits !
La guerre contre l’homme-individu a commencé avec le Christ au nom de Dieu, se développa avec la démocratie au nom de la société et menace de s’accomplir avec le socialisme au nom de l’humanité.
Si nous ne savons pas détruire en temps et en heure ces fantômes aussi absurdes que dangereux, l’individu sera inexorablement perdu.
Il faut que la révolte du « je » s’étende, s’élargisse, se généralise !
Nous — les précurseurs du temps — avons déjà allumé les phares !
Nous avons allumé les torches de la pensée.
Nous avons brandi la hache de l’action.
Et nous avons frappé.
Nous nous sommes déchaînés !
Mais nos « crimes » individuels doivent être l’annonce fatale de la grande tempête sociale.
De la grande et terrible tempête qui pulvérisera les structures des mensonges conventionnels, qui abattra les murs de toutes les hypocrisies, qui réduira le vieux monde à un tas de décombres et de ruines fumantes !
Car c’est de la ruine de Dieu, de la société, de la famille et de l’humanité qu’un nouvel esprit humain pourra naître, luxuriant et festif. Un nouvel esprit humain qui sur les décombres du passé chantera la naissance de l’homme libéré : du libre et grand « je ».

III

Le Christ était une équivoque paradoxale des évangiles. C’était un triste et douloureux symptôme de décadence, né de la fatigue païenne.
L’Antéchrist est le sain fils de toute la gaillarde haine que la Vie a fait éclore en secret dans son sein fécond pendant plus de vingt siècles de domination chrétienne.
Car l’histoire revient.
L’éternel retour est la loi qui gouverne l’univers.
Le destin du monde !
L’axe sur lequel tourne la vie !
Pour se perpétuer.
Pour revenir en arrière.
Pour se contredire.
Pour se poursuivre.
Pour ne pas mourir…
Car la vie est mouvement, action.
Qui poursuit la pensée.
Qui cherche la pensée.
Qui aime la pensée.
Et qui marche, court et s’essouffle.
Elle veut entraîner la Vie dans le royaume des idées.
Mais si la voie est barrée, alors la pensée pleure.
Elle pleure et désespère…
Puis l’épuisement la rend faible, la rend chrétienne.
Alors elle prend la main de sa sœur Vie et tente de la confiner dans le royaume de la mort.
Mais l’Antéchrist — l’esprit de l’instinct plus mystérieux et profond — rappelle la Vie à elle-même, lui jetant ce cri barbare : Recommençons !
Et la Vie recommence !
Parce qu’elle ne veut pas mourir.
Et si le Christ symbolise la fatigue de la vie, le couchant de la pensée, la mort de l’idée !
L’Antéchrist symbolise l’instinct de la vie.
La résurrection de la pensée.
L’Antéchrist symbolise une nouvelle aurore.

IV

Si la civilisation démocratique agonisante (bourgeoise-chrétienne-plébéienne) réussit à niveler l’esprit humain, niant toute haute valeur spirituelle qui s’érige au-dessus d’elle, elle n’a cependant — et heureusement — pas réussi à niveler les différences de classes, de privilèges et de castes, qui — comme nous l’avons dit précédemment — se réduisent à des disputes d’estomac.
Puisque — pour les uns et les autres — l’estomac reste — il faut le dire, et non seulement le dire — l’idéal suprême. Et le socialisme l’a parfaitement compris.
Il l’a compris, et futé comme il est — voire même, qui sait, spéculateur astucieux — il déversa le poison de ses grossières doctrines d’égalité (l’égalité des poux devant la majesté sacrée de l’État souverain) dans les puits de l’esclavage où l’innocence étanchait béatement sa soif.
Mais ce poison que le socialisme répandit n’était nullement un poison assez puissant pour donner des vertus héroïques à qui le boit.
Non. Ce n’était pas le poison radical capable d’accom- pbr le miracle qui élève — en le transformant et le libérant — l’esprit humain. C’est plutôt un mélange hybride de « oui » et de « non ». Une mixture livide à base d’« autorité » et de « foi », d’« Etat » et d’« avenir ».
Et donc, avec le socialisme, la plèbe prolétarienne se sentit une fois de plus proche de la plèbe bourgeoise et ensemble ils se tournèrent vers l’horizon, attendant confiants le Soleil de l’Avenir !
Et cela du fait que le socialisme ne fut pas à même de transformer les mains tremblantes des esclaves en autant de griffes iconoclastes, impies et voraces ; il fut même incapable de transformer l’avarice mesquine des tyrans en noble et supérieure vertu généreuse
Avec le socialisme, le cercle vicieux et visqueux créée par le christianisme et développé par la démocratie, ne fut pas brisé. Au contraire, il se renforça.
Le Socialisme demeura un pont aussi dangereux qu’impraticable entre les tyrans et les esclaves ; une conjonction iausse, comme l’est l’équivoque ambiguë du « oui » et du « non » dont est fourré son principe absurde.
Et nous avons vu, une fois de plus le jeu fatalement obscène qui nous a écœurés. Nous avons vu socialisme, prolétariat et bourgeoisie, rentrer ensemble dans l’orbite de la plus basse pauvreté spirituelle pour vénérer la démocratie. Mais comme la démocratie, c’est le peuple qui régit le peuple à coups de triques dans l’intérêt du peuple — comme disait Oscar Wilde —, il était logique que les véritables esprits libres, les grands vagabonds de l’idée, sentissent plus fortement le besoin d’aller décidément vers la frontière extrême de leur iconoclasme de solitaires et d’y préparer dans le désert silencieux les phalanges aguerries des aigles humains qui interviendront furieusement dans la tragique célébration des vêpres sociales afin de renverser la civilisation démocratique par leurs griffes ferrées ; et de la jeter dans le gouffre d’un temps qui fut !

V

Quand les bourgeois s’agenouillèrent à droite du socialisme dans le temple sacré de la démocratie, ils s’étendirent tranquillement sur le lit de l’attente pour dormir de leur absurde sommeil de paix. Mais les prolétaires, ayant perdu leur innocence béate, pour avoir bu le poison socialiste, crièrent depuis le côté gauche, troublant le doux sommeil de l’idiote et criminelle bourgeoise.
Pendant ce temps-là, sur les plus hautes montagnes de la pensée, les vagabonds de l’idée surmontèrent leur écœure ment, annonçant quelque chose comme le rire rugissant de Zarathoustra dont l’écho avait sinistrement résonné.
Le vent de l’esprit, pareil à l’ouragan, aurait dû pénétrer la conscience humaine et l’amener impétueusement dans le tourbillon des idées pour écraser les vieilles valeurs venues des ténèbres du temps, élevant de nouveau la vie de l’instinct sublimé par la nouvelle pensée dans le soleil.
Mais, se réveillant, les crapauds bourgeois comprirent qu’une chose qui leur échappait criait depuis les hauteurs, menaçant leur basse existence. Oui, ils surent que quelque chose descendait des cimes tel un rocher, un rugissement, une menace.
Ils comprirent que la voix satanique des frénétiques précurseurs du temps annonçait une tempête furibonde, qui, partant de la volonté rénovatrice de quelques solitaires, explosait dans les entrailles de la société pour la raser au sol.
Mais ils ne comprirent pas (et ne le comprendront jamais jusqu’à ce qu’ils soient pulvérisés) que ce qui traversait le monde était le souffle tout-puissant d’une vie libre, dont le battement de cœur était la mort de « l’homme bourgeois » et de « l’homme prolétaire », pour que tous les hommes devinssent « uniques » et « universels » en même temps.
Et c’est la raison pour laquelle toutes les bourgeoisies du monde sonnèrent leurs cloches d’alarme, forgées d’un faux métal idéaliste, se convoquant mutuellement à un grand rassemblement.
Et le rassemblement fut général…
Toutes les bourgeoisies accoururent.
Elles se réunirent parmi les joncs visqueux qui croissent dans le bourbier de leurs mensonges communs et là, dans le silence de la boue, elles décidèrent de l’extermination des grenouilles prolétariennes, de leurs serviteurs et de leurs amis…
Tous les prêtres du Christ et de la démocratie firent partie du complot féroce.
Tous les ex-apôtres des grenouilles attendirent aussi. La guerre fut décidée et le prince des vipères noires bénit les fratricides armées au nom de ce dieu qui a dit « Ne tue pas », tandis que le vicaire symbolisant la mort implora sa déesse pour qu’elle vînt danser sur le monde.
Alors le socialisme — acrobate plein de talent et saltimbanque entraîné — fit un bond en avant. Il se hissa sur le mince fil de la spéculation politique sentimentale, peignit son front de noir, et, gémissant et pleurant, disait plus ou moins : « Je suis le véritable ennemi de la violence. »
« Je suis l’ennemi de la guerre, et plus encore l’ennemi de la révolution. Je suis l’ennemi du sang. »
Et après avoir encore parlé de « paix », et d’« égalité », de « foi » et de « martyr », d’« humanité » et d’« avenir », il entonna un chant fait de « oui » et de « non », inclina sa tête et pleura…
Il pleura ses larmes de Judas, qui n’ont même pas le « Je m’en lave les mains » de Pilate.
Et les grenouilles partirent…
Elles partirent vers le royaume de la suprême bassesse humaine.
Elles partirent vers la boue de toutes les tranchées.
Elles partirent…
Et la mort vint !
Elle vint ivre le sang et dansa horriblement sur le monde.
Pendant cinq longues années…
C’est alors que les grands vagabonds de l’esprit, pris d’un nouveau dégoût, chevauchèrent une fois de plus leurs aigles libres et s’envolèrent vertigineusement vers les solitudes de leurs glaciers lointains, à rire et à maudire.
Même l’esprit de Zarathoustra — le véritable amant de la guerre et le plus sincère ami des batailleurs — a dû rester assez écœuré et indigné puisque quelqu’un l’a entendu s’exclamer : « Selon moi, vous devez être des gens de ceux qui tendent le regard à la recherche de l’ennemi — de votre ennemi. Et chez quelques-uns de vous la haine flambe au premier regard. Vous devez chercher votre ennemi, mener votre guerre, et cela pour vos idées ! »
« Et si votre idée succombe, que votre rectitude crie au triomphe. »
Mais, hélas ! la prédication héroïque du grand libérateur n’a mené à rien !
Les grenouilles humaines n’ont pas su distinguer leur propre ennemi, ni combattre pour leurs propres idées. (Les grenouilles n’ont pas d’idées propres !)
Et comme elles ne connaissaient pas leur ennemi et n’avaient pas non plus des idées propres, elles combattirent pour l’estomac de leurs frères en Christ, pour leurs égaux en démocratie.
Elles combattirent contre elles-mêmes, pour le même ennemi.
Abel est mort par Caïn une seconde fois.
Mais cette fois-ci de soi-même !
Volontairement…
Volontairement, car il pouvait se révolter et il ne l’a pas fait…
Car il aurait pu dire : non !
Ou oui !
Car en disant « non », il aurait été fort !
Car en disant « oui ». il aurait au moins prouvé qu’il croyait dans la « cause » pour laquelle il combattait.
Mais il n’a ni dit « oui », ni dit « non ».
Il est parti !
En imbécile !
Comme toujours !
Il est parti…
Il est allé vers la mort !…
Sans savoir pourquoi.
Comme toujours !
Et la mort est venue !…
Elle est venue et elle a dansé : pendant cinq longues années !
Elle a dansé sur les tranchées boueuses de toutes les régions du monde.
Elle a dansé avec des pieds d’éclair…
Elle a dansé et a ri.
Elle a ri et elle a dansé…
Pendant cinq longues années !
Oh, que la mort est vulgaire quand elle danse sans avoir sur le dos les ailes d’une idée.
Qu’il est idiot de mourir sans savoir pourquoi…
Nous l’avons vue — pendant qu’elle dansait —, nous avons vu la Mort.
C’était une Mort noire, sans aucune lumière qui transparaissait.
C’était une Mort sans ailes !
Qu’elle était laide et vulgaire.
Combien maladroite sa danse !
Et pourtant elle dansait…
Et comment — en dansant — elle fauchait tous les superflus, tous les gens qui étaient de trop !
Tous ces gens pour qui — disait le grand libérateur — l’État fut inventé.
Mais, hélas !, elle n’a pas seulement fauché ceux-là…
Oui ! La Mort — pour venger l’Etat — a fauché aussi les non-inutiles. Aussi les nécessaires !…
Des gens qui n’étaient pas inutiles, des gens qui n’étaient pas de trop, des gens qui sont tombés en disant « non ».
Ils seront vengés.
Nous les vengerons.
Nous les vengerons, parce que c’étaient nos frères !
Nous les vengerons parce qu’ils sont tombés avec les étoiles dans leurs yeux.
Parce qu’en mourant ils ont bu le soleil.
Le soleil de la vie, le soleil de la lutte, le soleil d’une Idée.

VI

Qu’est-ce que la guerre a renouvelé ?
Où est la transformation héroïque de l’esprit ?
Où ont été posées les tables phosphorescentes des nouvelles valeurs humaines ?
Dans quel temple sacré ont été déposées les miraculeuses amphores dorées contenant les grands cœurs flambants et lumineux des héros dominateurs et créateurs ?
Où est la splendeur majestueuse d’un nouveau grand midi ?
D’effroyables fleuves de sang ont lavé toutes les mottes du Monde et ont parcouru en hurlant tous les chemins de la Terre.
De terribles torrents de larmes ont fait résonner leurs lamentations déchirantes et angoissantes à travers les tourbillons les plus lointains et obscurs de tous les continents du Monde ; des montagnes d’os et de chair humain pourrissaient partout dans la boue, et partout elles hurlaient au soleil.
Mais rien ne s’est transformé : rien n’a été bouleversé !
Seul le vermineux estomac bourgeois a roté de satiété ; et l’estomac prolétaire a hurlé à cause de la faim !
Et ça suffit !
Avec Karl Marx l’âme humaine est descendue jusque aux intestins…
Le hurlement qui retentit aujourd’hui de par le Monde est toujours un hurlement stomacal.
Que notre volonté puisse le transformer en cri de l’âme.
En tempête spirituelle.
En hurlement de vie libre.
En ouragan d’éclairs.
Que notre foudre puisse abattre la réalité du présent, enfoncer la porte du mystère inconnu de notre rêve et nous montrer la beauté suprême de l’homme libéré.
Car nous sommes les fous précurseurs du temps.
Les bûchers.
Les phares.
Les signes.
Les premières annonces.

VII

La guerre !
Vous vous en souvenez ?
Qu’a créé la guerre ?
Ceci :
La femme vendit son corps et nomma la prostitution « amour libre. »
L’homme, qui se jeta dans la fabrication de projectiles et le prêche de la sublime beauté de la guerre, nomma « astuce délicate et prévoyance héroïque » sa lâcheté !
Celui qui a vécu depuis toujours dans une infamie inconsciente, dans l’humilité, l’indifférence et les renonciations, maudit les quelques audacieux — qu’il a toujours détestés — parce qu’il n’a pas à lui seul la force d’empêcher que son ventre soit éventré par ces mêmes armes qu’il a fabriquées pour une vile croûte de pain.
Car même les mendiants de l’esprit — ceux qui restent toujours dehors à se réchauffer pendant que la partie la plus noble de l’humanité entre dans l’enfer de la vie — ces humbles et dévoués serviteurs de leurs tyrans, ces inconscients pourfendeurs des âmes supérieures, même eux, disons-nous, ne voulaient pas partir.
Ils ne voulaient pas mourir.
Ils se tordaient, pleuraient, imploraient, priaient !
Mais ils ne sont mus que par le bas instinct de conservation, impuissant et bestial, dépourvu de tout frisson héroïque de révolte, et non pour des raisons d’humanité supérieure, de profondeur sentimentale raffinée, de beauté spirituelle.
Non, non, non !
Rien de tout cela !
L’estomac !
Rien que l’estomac des bêtes.
L’idéal bourgeois — l’idéal prolétaire — l’estomac !
Mais pendant ce temps la mort vint…
Elle vint danser sur le monde sans les ailes d’une idée sur le dos !
Et elle dansa…
Elle dansa et rit.
Pendant cinq longues années…
Et pendant que sur la frontière la mort dépourvue d’ailes, ivre de sang, dansa, à la maison, dans l’abside sacrée du front intérieur, on déclama et chanta — dans les vulgaires « gazettes » du mensonge — la miraculeuse évolution morale et matérielle de nos femmes ainsi que la cime spirituelle suprême vers où grimpait notre héroïque fantassin glorieux. Celui qui mourra en pleurant, sans savoir « pourquoi ».
Combien de mensonges féroces, de cynisme vulgaire les sinistres âmes de la société démocratique et de l’État vomirent dans leurs « gazettes ».
Qui se souvient de la guerre ?
Comme les foules croassaient…
Les foules et les hiboux !
Et entre-temps la Mort dansa !
Elle dansa sans avoir les ailes d’un idéal sur le dos !
D’une idée dangereuse qui féconde et qui crée !
Elle dansa…
Elle dansa et rit !
Et comment elle faucha — en dansant — tous les superflus ! Tous les gens qui étaient de trop. Ceux pour qui l’État fut inventé.
Mais, hélas !, elle ne faucha pas seulement ceux-là…
Elle faucha aussi ceux qui avaient des rayons de soleil dans les yeux, des étoiles dans leurs pupilles !

VIII

Où sont l’art épique, l’art héroïque, l’art suprême que la guerre nous avait promis ?
Où sont la vie libre, le triomphe d’une nouvelle aurore, la splendeur du midi, la gloire festive du soleil ?
Où est la rédemption de l’esclavage matériel ?
Où est celui qui a créé la belle et profonde poésie qui devait éclore douloureusement dans ces abysses effrayants et tragiques du sang et de la mort, pour nous dire les tourments silencieux et cruels ressentis par l’âme humaine ?
Où est celui qui a dit la douce et bonne parole qui nous invite à un matin serein après une terrible nuit d’ouragan ?
Où est celui qui a dit la parole dominatrice qui nous rend grands comme nos propres douleurs, pures dans la beauté et les profondeurs de l’humanité ?
Où est-il, où est le génie qui a su se courber avec amour et foi sur les plaies ouvertes de la chair de notre vie, pour y accueillir le noble gémissement afin que le rire serein de l’esprit rédempteur puisse arracher les griffes aux monstres faméliques de nos erreurs passées et nous faire embrasser le concept d’une éthique supérieure où nous pourrions, à travers le principe lumineux de la beauté humaine purifiée dans le sang et la douleur, nous ériger forts et majestueux — comme la flèche tendue sur l’arc de la volonté — et chanter à la vie terrestre la plus profonde et douce mélodie de tous nos plus grands espoirs !
Où ? Où ?
Je ne le vois pas !
Je ne le sens pas !
Je regarde autour de moi, mais je ne vois que de la vulgaire pornographie, du faux cynisme…
Si la guerre nous avait au moins donné un Homère de l’Art et un Napoléon de l’action…
Un homme qui aurait la force de détruire une époque, de créer une nouvelle histoire …
Mais rien !
Ni grands chantres, ni grands dominateurs, la guerre nous a donné :
Seulement des lâches larves et des sinistres parodies.

IX

La guerre est passée, lavant l’histoire et l’humanité dans le sang et les larmes, mais l’époque est demeurée inchangée.
Une époque de décomposition…
Le collectivisme est mourant et l’individualisme ne s’est pas encore affirmé.
Nul ne sait obéir, nul ne sait commander.
Mais entre tout cela et savoir vivre librement, il y a encore un abîme.
Un abîme qui ne peut être comblé que par le cadavre de l’esclavage et de l’autorité.
La guerre ne pouvait combler cet abîme. Elle ne pouvait que le creuser.
Mais ce que la guerre ne pouvait accomplir, la révolution doit le faire.
La guerre a rendu les humains plus bestiaux et plus plébéiens.
Plus triviaux et plus laids.
La révolution doit les rendre meilleurs.
Elle doit les anoblir !

X

Dès à présent — ; d’un point de vue social — nous avons emprunté la pente fatale, et il n’est plus possible de revenir en arrière.
Tenter de le faire, seul, serait un crime.
Un crime sans grandeur ni noblesse, de surcroît.
Un crime vulgaire. Un crime au-delà de l’inutile et du vain. Un crime contre la chair de nos idées.
Mais comme nous ne sommes pas les ennemis du sang…
Nous sommes ennemis de la vulgarité !
A présent que l’âge de l’obligation et de l’esclavage touche à sa fin, nous voulons refermer le cycle de la pensée théorique et contemplative pour ouvrir la brèche de l’action violente, ce qui est encore la volonté de vivre et l’exultation de l’expansion.
Sur les ruines de la piété et de la religion nous voulons que se dresse la dureté créatrice de nos cœurs fiers.
Nous ne sommes pas les admirateurs de l’« homme idéal » des « droits sociaux », mais les affirmateurs de l’« individu concret », ennemi des abstractions sociales.
Nous combattons pour la libération de l’individu
Pour conquérir la vie.
Pour le Triomphe de nos idées.
Pour la réalisation de nos rêves.
Et si nos idées sont dangereuses, c’est parce que nous sommes de ceux qui aiment vivre dangereusement.
Et si nos rêves sont insensés, c’est parce que nous sommes fous.
Mais la folie est notre suprême sagesse.
Et nos idées sont le Cœur de la vie ; nos pensées, les flambeaux de l’humanité.
Et la Révolution doit réussir ce que la guerre n’a pas fait.
Parce que la révolution est le feu de notre volonté et un besoin de nos âmes solitaires, c’est le devoir de l’aristocratie libertaire.
Pour créer de nouvelles valeurs éthiques.
Pour créer de nouvelles valeurs esthétiques.
Pour partager la richesse matérielle.
Pour individualiser la richesse spirituelle.
Parce que nous — intellectuels violents tout autant que sentimentaux passionnés — nous comprenons et nous savons que la révolution est une nécessité de la douleur silencieuse qui nous déchire au plus profond, et un besoin de libres esprits qui nous déchire au plus haut. Car si la douleur qui nous déchire au plus profond veut accéder au sourire heureux du soleil, les esprits libres qui s’agitent plus haut ne veulent plus se voir offensés par le supplice du vulgaire esclavage qui les entoure.
L’esprit humain est partagé en trois flots :
Le flot de l’esclavage, le flot de la tyrannie, le flot de la liberté !
Avec la révolution il faut que le dernier de ces trois flots l’emporte sur les deux autres et les submerge.
Il faut qu’il crée la beauté spirituelle, qu’il enseigne aux pauvres la honte de leur pauvreté, et aux riches la honte de leur richesse.
Il faut que tout ce qui s’appelle « propriété matérielle », « propriété privée », « propriété extérieure » deviennent pour les individus ce qu’est le soleil, la lumière, le ciel, la mer, les étoiles.
Et ceci adviendra !
Ceci adviendra parce que nous — les iconoclastes — nous violerons la propriété privée !
Il n’est que richesse éthique et spirituelle qui soit invulnérable.
C’est la vraie propriété de l’individu. Pas le reste !
Le reste est vulnérable ! Et tout ce qui est vulnérable, sera abattu.
Il le sera par la puissance sans scrupules du « je ».
Par la force héroïque de l’homme libéré.
Et par-delà toute loi, toute morale tyrannique, toute société. tout concept de fausse humanité…
Nous devons diriger nos efforts pour transformer en « crime anarchiste » la révolution qui s’avance, pour pousser l’humanité au-delà de l’État, au-delà le socialisme.
Vers l’Anarchie.
Si par la guerre les hommes ne purent se réaliser dans la mort, la mort a purifié le sang de ceux qui sont tombés.
Et le sang que la mort a purifié — et que le sol a bu avec avidité — hurle maintenant sous terre !
Et nous solitaires, ne sommes pas les chantres du sein où gisent les morts, mais auditeurs, auditeurs de ces voix qui hurlent sous la terre.
Des voix du sang « impur » qui s’est purifié dans la mort.
Et le sang de tous ceux qui sont tombés hurle !
Il hurle sous terre !
Et le hurlement de ce sang nous appelle vers les abysses…
Il faut le libérer !
O jeunes mineurs, tenez-vous prêts !
Préparons nos torches et nos barres à mine !
Il nous faut retourner la terre !
Il est temps ! Il est temps ! Il est temps !
Le sang des morts doit être libéré.
Depuis les ténèbres profondes il veut s’élancer vers le ciel et conquérir les étoiles.
Parce que les étoiles sont les amies des morts.
Les tendres sœurs qui les ont vus mourir.
Elles sont celles qui tous les soirs s’en vont vers leur sépulcre avec leurs pieds lumineux et disent : Demain !…
Et nous les fils des lendemains nous sommes venus aujourd’hui vous dire :
Il est temps ! Il est temps ! Il est temps !
Et nous sommes venus aux premières lueurs de l’aube…
Accompagnés des dernières étoiles !
Et nous avons ajouté aux morts d’autres morts…
Mais tous ceux qui tombent ont une étoile d’or qui brille dans leur pupille !
Une étoile d’or qui dit :
« La couardise des frères survivants deviendra rêve créateur : en héroïsme vengeur ! »
« Parce que s’il en était autrement, ça ne vaudrait pas la peine de mourir ! »
Comme ce doit être triste de mourir.
Le cœur sans espérance, sans incendie dans la tête ; sans un grand rêve à l’âme ; sans une étoile d’or qui brille dans notre pupille !

***

Le sang des morts — de nos morts — hurle depuis les profondeurs. Nous, nous l’entendons ce cri, clair et distinct. Ce cri qui nous enivre de tourments et de douleur.
Et nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas demeurer sourds à ces voix… nous. Nous refusons la surdité parce que la vie nous a dit : « Qui est sourd à la voix du sang n’est pas digne de moi. Parce que le sang est mon vin ; et les morts mon secret. Je ne dévoilerai l’énigme de mon grand mystère qu’à celui qui entendra la voix des morts ! »
Et nous nous répondrons à cette voix :
Parce que seuls ceux qui savent répondre à la voix venue de l’abysse peuvent conquérir les étoiles !
Et moi je me tourne vers toi, ô mon frère ! Vers toi je me tourne et te dis :
« Si tu es de ceux qui restent agenouillés sur le cercle du milieu, ferme les yeux sur les ténèbres et jette-toi dans les abysses.
C’est à cette seule condition que tu pourras rebondir sur les plus hauts sommets, et grand ouvrir tes pupilles vers le soleil. »
Parce que tu ne peux espérer être aigle si tu n’es pas d’abord scaphandre.
Tu ne peux aborder aux sommets si tu ne sais marcher dans les profondeurs.
En bas demeure la douleur, en haut le tourment.
Au crépuscule de tous les âges, surgit une aube unique entre deux vêpres différentes.
C’est dans la lumière vierge de cette aube unique que la douleur du scaphandre qui nous habite, doit se marier au tourment de l’aigle qui vit aussi en nous, pour célébrer les noces tragiques et fécondes du perpétuel renouveau.
Renouveau du « moi » personnel au milieu des tempêtes collectives et des ouragans sociaux.
Parce que la solitude éternelle n’appartient qu’aux saints qui reconnaissent en dieu leur témoin.
Mais nous sommes les fils athées de la solitude. Nous sommes les démons solitaires, sans témoins.
En bas, nous voulons vivre la réalité de la douleur ; en haut la douleur du rêve…
Pour vivre intensément et dangereusement toutes les batailles, tous les conflits, toutes les victoires, tous les rêves, toutes les douleurs et toutes les espérances !
Et nous voulons chanter sous le soleil, nous voulons hurler dans le vent !
Parce qu’en nous brûle un feu rayonnant où crépite l’incendie de nos pensées, se consumant en tourments fous et joyeux.
Parce que la pureté de tous les matins, les flammes de tous les midis, la mélancolie de tous les soirs, le silence de toutes les tombes, la haine de tous les cœurs, le murmure de toutes les forêts, et le sourire de toutes les étoiles, sont les notes mystérieuses qui composent la musique secrète de notre âme débordante d’exubérance vitale.
Parce qu’au fond de notre cœur nous entendons s’élever une voix purement humaine si impérieuse et hardie que, le plus souvent, nous en éprouvons peur et terreur.
Parce que la voix qui parle, c’est la voix de Lui : le Démon ailé caché au plus profond de notre être.

XI

Désormais c’est prouvé…
La vie est douleur !
Mais nous avons appris à aimer la douleur, pour aimer la vie !
Parce dans l’amour de la douleur nous avons appris à lutter.
Et dans la lutte — dans la lutte seulement — se trouve notre joie de vivre.
Rester dans l’entre deux ne nous convient pas.
Le cercle du milieu symbolise le vieux « oui et non ».
L’impuissance de la vie et de la mort.
C’est le cercle du socialisme, de la piété et de la foi.
Mais nous ne sommes pas socialistes…
Nous sommes anarchistes. Et individualistes, et nihilistes, et aristocrates.
Parce que nous arrivons des monts.
Voisins des étoiles.
Nous arrivons d’en-haut : pour rire et maudire !
Nous sommes venus sur terre pour y allumer une forêt de bûchers, pour l’illuminer toute la nuit qui précède le grand midi.
Nos bûchers ne seront éteints que lorsque l’incendie du soleil éclatera majestueusement sur la mer. Et si ce jour ne devait pas advenir, nos bûchers continueront de crépiter tragiquement dans les ténèbres de la nuit éternelle.
Parce nous aimons tout ce qui est grandiose.
Nous sommes amants de tous les miracles, partisans de tous les prodiges, créateurs de toutes les merveilles !
Oui : nous le savons !…
Il y a de la grandeur dans le bien comme dans le mal.
Mais nous vivons par-delà le bien et le mal, parce que tout ce qui est grand appartient à la beauté !
Même le « crime ».
Même la « perversité ».
Même la « douleur » !
Et nous voulons être grands comme notre crime !
Pour ne pas le dénigrer.
Nous voulons être aussi grands que notre perversité !
Pour la rendre consciente.
Nous voulons être aussi grands que notre douleur.
Pour en être digne.
Parce que nous arrivons d’en-haut. De la maison de la Beauté.
Nous sommes venus sur terre pour embraser une multitude de bûchers afin de l’illuminer la nuit qui précédera le grand midi.
Jusqu’à l’heure où le feu du soleil explosera majestueusement sur la mer.
Parce que nous voulons célébrer la fête du grand prodige humain.
Nous voulons que de ce tragique crépuscule social notre «je » en sorte calme et frémissant de l’universelle lumière.
Parce que nous sommes les nihilistes des fantômes sociaux.
Parce que nous entendons la voix du sang hurler sous la terre.
Préparons les barres à mine et les torches, ô jeunes mineurs.
L’abîme nous attend. Précipitons-nous vers ses profondeurs : Vers le néant créateur !

XII

Notre nihilisme n’est pas un nihilisme chrétien.
Nous ne nions pas la vie. Non ! Nous sommes les grands iconoclastes du mensonge. Et tout ce qui est proclamé « sacré » est mensonge.
Nous sommes les ennemis du « sacré ».
Et il y a une loi « sacrée » ; une société « sacrée » ; une morale « sacrée » ; une idéal « sacré » !
Mais nous — les maîtres et les amants de la force cruelle et de la beauté exigeante, de l’Idéal impératif — nous les iconoclastes de tout ce qui est consacré — nous rions sataniquement, d’un beau rire large et sarcastique.
Nous rions !…
Et dans notre rire nous tenons toujours bandé l’arc de notre volonté païenne de jouissance afin de réaliser la vie dans sa plénitude.
Et c’est avec le rire que nous écrivons nos vérités.
Et c’est avec le sang que nous écrivons nos passions.
Et nous rions !…
Nous rions de ce beau rire sain et rouge de la haine.
Nous rions de ce beau rire frais et azuréen de l’amour.
Nous rions !…
Mais dans notre rire nous nous rappelons, avec le plus grand sérieux, d’être les fils légitimes et les dignes héritiers, d’une noble aristocratie libertaire qui nous a transmis dans
le sang la furie satanique de l’héroïsme fou, dans nos chairs des marées de poésies, de soleils et de chansons !
Notre cerveau est un bûcher scintillant où se consume, en de joyeuses tortures le feu crépitant de la pensée.
Notre âme est une oasis solitaire toujours fleurie et en liesse où une musique secrète développe la mélodie compliquée de notre ailé mystère.
Dans nos cerveaux hurlent tous les vents de la montagne ; dans nos chairs hurlent toutes les tempêtes de la mer ; toutes les Nymphes du Mal ; nos songes sont des cycles réels habités par des muses vierges et frémissantes.
Nous sommes les vrais démons de la Vie.
Les avant-coureurs du temps.
Les premiers messagers !
Notre exubérance vitale nous enivre de force et d’indignation.
Elle nous enseigne à mépriser la Mort !

XIII

Aujourd’hui nous sommes parvenus à la tragique célébration des grandes vêpres sociales.
Le crépuscule est rouge.
Le coucher du soleil est ensanglanté…
L’inquiétude bat dans le vent ses ailes frémissantes.
Ailes rouges du sang ; ailes noires de la mort !
La Douleur aligne dans l’ombre l’armée de ses fils inconnus.
La beauté est dans le jardin de la vie, et tresse des guirlandes de fleurs pour en ceindre le front des héros.
Les esprits libres ont déjà lancé dans la nuit qui tombe leurs foudres.
En signes annonciateurs du feu : comme premiers signaux de guerre !
Notre temps est sous la roue de l’Histoire.
La civilisation de la démocratie se dirige vers sa tombe.
La société bourgeoise et plébéienne se fracasse fatalement, inexorablement !
Le phénomène fasciste en est la preuve la plus certaine et incontestable.
Pour le démontrer, nul besoin de remonter le temps pour interroger l’Histoire.
Inutile !
Le présent parle avec assez d’éloquence !
Le fascisme n’est rien d’autre que l’agonie convulsionnaire et cruelle d’une société roturière, exsangue et vulgaire, qui expire tragiquement noyée dans la fange de ses vices et de ses propres mensonges.
Lui, — le fascisme — célèbre ses bacchanales sur des bûchers enflammés et de cruelles orgies sanguinaires.
Mais du sombre crépitement de ses flammes livides ne jaillit pas une seule étincelle de gaillarde spiritualité innovatrice tandis que le sang qui se répand se transmue en vin que les avant-coureurs du temps recueillent tacitement dans les calices rouges de la haine, afin d’en faire une boisson héroïque destinée à la communion de tous les enfants de la douleur sociale invités à la crépusculaire célébration du soir.
Parce que les grands précurseurs du temps sont les frères et les amis des enfants de la douleur.
De la douleur qui lutte.
De la douleur qui enflamme.
De la douleur qui crée !
Nous prendrons par la main ces frères inconnus pour partir à l’assaut de tous les « non » de la négation, et monter ensemble vers tous les « oui » de l’affirmation ; vers de nouvelles aubes spirituelles ; vers de nouveaux midis de la vie.
Parce que nous sommes les amants du danger ; les téméraires de toutes les entreprises, les conquérants de l’impossible, les supporters et les précurseurs de toutes les « preuves » !
Parce que la vie est une preuve !
Après la cérémonie négatrice des vêpres sociales, nous voulons célébrer le rite du « je » : le grand midi de l’individu intégral et réel.
Afin que plus jamais la nuit ne triomphe.
Afin que les ténèbres plus jamais ne nous enveloppent.
Afin que le majestueux incendie du soleil perpétue sa fête de lumière sur le ciel et dans la mer.

XIV

Le fascisme est un obstacle trop éphémère et impuissant pour arrêter le cours de la pensée humaine qui jaillit par-delà toutes les digues et déborde au-delà de toutes limites, entraînant l’action à sa suite.
Il est impuissant parce qu’il est force brute.
Il est matière sans esprit : il est la nuit sans aube !
Le fascisme est l’autre face du socialisme.
L’un comme l’autre sont des corps sans âme.

XV

Le socialisme est la force matérielle qui, agissant dans l’ombre d’un dogme, se résout et se dissout dans un « non » spirituel.
Le fascisme est un malade du « non » spirituel qui se projette — en vain — vers un oui matériel…
L’un comme l’autre manquent de volonté.
Ils sont les pansements du temps : les temporisateurs de l’événement !
Ils sont réactionnaires et conservateurs.
Des fossiles cristallisés que la volonté dynamique de l’Histoire qui passe emportera tout ensemble.
Parce que dans le camp volitif des valeurs morales et spirituelles, les deux ennemis se valent… Et on constate que le fascisme n’a pu naître qu’avec la complicité directe du socialisme qui l’a engendré en toute responsabilité.
Parce que, en ces moments où la nation, l’État, ces moments où l’Italie démocratique, ces moments où la société bourgeoise agonisait entre les mains noueuses et puissantes du prolétariat révolté, si en ces moments le socialisme n’avait pas empêché bassement la tragique étreinte mortelle — en perdant les lueurs de la raison devant ses yeux verrouillés — il est certain que le fascisme n’aurait même pas pu naître, et encore moins survivre.
Mais le maladroit colosse sans âme au contraire s’est laissé prendre — de peur que les vagabonds de l’idéal poussent à la révolte au-delà des frontières qu’il avait fixées — dans un jeu vulgaire de perverse piété conservatrice, et un amour humain contrefait.
C’est ainsi que l’Italie bourgeoise au lieu de mourir a accouché…
A accouché du fascisme !
Parce que le fascisme est une créature malade et difforme, née des amours impuissantes du socialisme et de la bourgeoisie.
L’un en est le père, et l’autre la mère.
Mais ni l’un ni l’autre n’en assume la paternité.
Sans doute trouve-t-il l’enfant trop dénaturé.
Et c’est pourquoi ils l’appellent « bâtard » !
Et lui se venge…
Déjà assez malheureux d’être né dans ces conditions, il se retourne contre le père et insulte la mère… Peut-être avec quelque raison…
Mais nous, c’est pour l’Histoire que nous le révélons. Pour l’Histoire et pour la vérité, pas pour nous. Pour nous le fascisme est un champignon vénéneux si bien implanté dans le cœur de la société, qu’elle s’en satisfait vraiment.

XVI

Ce ne sont que les grands vagabonds de l’idéal qui pourront — et devront — être les immatériels porteurs lumineux de la tempête révolutionnaire, qui sourdement s’avance à travers le monde…
Le sang appelle le sang.
C’est une vieille histoire !
La marche en arrière est impossible.
La tenter — comme le fait le socialisme — serait une erreur inutile et vaine.
Nous devons nous précipiter dans les abysses.
Nous devons répondre à l’appel des morts.
De ces morts tombés avec d’immenses étoiles d’or dans les yeux.
Il faut retourner la terre.
Délivrer le sang qui y a été absorbé.
Parce qu’il demande à monter vers les étoiles.
Il veut incendier ces aimables sœurs lumineuses et lointaines qui l’ont vu mourir.
Les morts, nos morts parlent :
« Nous sommes morts les yeux pleins d’étoiles.
Nous sommes morts avec les rayons de soleil dans nos yeux.
Nous sommes morts le cœur bourré de rêves.
Nous sommes morts avec le chant de la plus belle espérance dans l’âme.
Nous sommes morts avec le cerveau incendié par l’idéal.
Nous sommes morts… »
Comme il doit être triste de mourir comme les autres morts — les morts différents des nôtres — sans tout cela dans la tête, dans l’âme, dans le cœur, dans les yeux, dans les pupilles !
Oh morts, oh morts ! Oh nos morts ! Oh torches lumineuses ! Oh phares ardents ! Oh bûchers crépitants ! Oh morts…
Nous voilà au crépuscule !
La tragique cérémonie des vêpres sociales s’annonce.
Notre grande âme déjà s’ouvre largement à la vaste lumière souterraine, oh morts !
Parce que nous avons nous aussi des étoiles dans les yeux, du soleil dans les pupilles, du rêve au cœur, le chant d’espoir dans l’âme et l’idéal en tête.
Oui, nous aussi, nous aussi !
Oh morts, oh morts, Oh morts si chers ! Oh flambeaux ! Oh phares ! Oh bûchers !
Nous avons entendu vos paroles dans le silence solennel de nos profondes nuits.
Vous disiez :
« Nous voulons remonter dans le cycle de la vie libre… Nous voulons remonter là-haut, où se fixa le regard pénétrant du poète païen.
Là où naissent et se dressent comme des chênes inviolables parmi les hommes les grandes pensées ; où descend, à l’appel des purs poètes, et demeure sereine parmi les hommes, la beauté ; où l’amour donne la vie et respire la joie !
Là-haut où la vie trépigne de joie et resplendit en totale harmonie…
C’est pour cela, pour ce rêve que nous luttons, pour ce grand rêve que nous mourons…
Et notre combat fut nommé crime.
Mais notre «crime” ne doit pas être pris pour une vertu titanesque, comme un effort prométhéen de libération,
Parce que nous fûmes les ennemis de toute domination matérielle, de tout nivellement spirituel.
Parce que nous, par-delà toute soumission et tout dogme, nous voyons danser, libre et nue, la vie.
Et notre mort doit vous enseigner la beauté d’une vie héroïque ! »
Oh morts, oh morts ! Oh nos morts…
Nous l’avons entendue votre voix…
Nous l’avons entendue parler ainsi, dans le silence solennel de nos nuits profondes !
Profondes, profondes, profondes !
Parce que nous sommes sensibles.
Notre cœur est un flambeau, notre âme un phare, et notre tête un bûcher !…
Nous sommes le souffle de la vie !…
Nous sommes les premières lueurs de l’aube qui boivent la rosée aux calices des fleurs.
Mais les fleurs ont des racines phosphorescentes qui s’insinuent dans l’obscurité de la terre.
Dans cette terre qui a bu votre sang.
Oh morts ! Oh nos morts !
Ce sang qui hurle, qui rugit, qui veut se libérer pour se lancer vers le ciel à la conquête des étoiles, ces lumineuses sœurs lointaines qui vous ont vus mourir, c’est le vôtre !
Et nous — les vagabonds de l’esprit, les solitaires de l’idéal — nous voulons que notre âme, libre et grande, étale ses ailes au soleil.
Nous voulons que le soir social soit célébré dans ce crépuscule de la société bourgeoise, afin que la dernière nuit noire se fasse sang vermeil.
Parce que les fils de l’aurore doivent naître du sang…
Parce que les monstres des ténèbres doivent être tués par l’aube…
Parce que les nouveaux idéaux individuels doivent naître des tragédies sociales…
Parce que les hommes nouveaux doivent être forgés dans le feu !
Et ce n’est que par la tragédie, par le feu et le sang, que naîtra le véritable Antéchrist d’humanité et de pensée.
Le vrai fils de la terre et du soleil.
L’Antéchrist doit naître des décombres fumants de la révolution pour animer les enfants de l’aurore nouvelle.
Parce que l’Antéchrist c’est celui qui vient des abysses, pour monter au-delà de toutes les frontières.
C’est l’ennemi volitif de la cristallisation, de la projection vers l’avenir, de la conservation !
C’est celui qui poussera les hommes à travers les cavernes mystérieuses de l’inconnu à la découverte pérenne de nouvelles sources de vie et de pensée.
Et nous, les esprits libres, les athées de la solitude, les démons du désert — sans témoins — nous sommes déjà poussés vers les sommets les plus élevés…
Parce que toute chose — avec nous — doit être poussée au plus loin de ses conséquences.
Même la Haine.
Même la Violence.
Même le crime !
Parce que la Haine donne la force.
La violence démolit.
Le crime rénove.
La cruauté crée.
Et nous voulons démolir, rénover, créer !
Parce que tout ce qui est naine vulgarité doit être surmonté.
Parce que tout ce qui vit doit être grand.
Parce que tout ce qui est grand relève de la beauté !
Et que la vie doit être belle !

XVII

Nous avons tué le « devoir » afin que notre cri de libre fraternité acquière une valeur héroïque dans la vie.
Nous avons tué la « pitié » parce que nous sommes des barbares capables du plus grand amour.
Nous avons tué « l’altruisme » parce que nous sommes d’égoïstes donateurs.
Nous avons tué la « solidarité philanthropique » afin que l’homme social creuse son « moi » le plus secret et y trouve la force de « l’Unique ».
Parce que nous le savons. La Vie est lasse d’avoir des amants rachitiques.
Parce que la Terre est lasse de se sentir piétinée de longues cohortes de nains psalmodiant des prières chrétiennes.
Enfin parce que nous sommes fatigués de nos frères, charognes inaptes à la paix comme à la guerre.
En-dessous de la haine et de l’amour.
Nous sommes las et écœurés…
Oui, très las : très écœurés !
Et puis ces voix des morts… De nos chers morts !
La voix de ce sang qui hurle depuis la terre !
De ce sang qui veut se libérer pour s’élancer vers le cycle et conquérir les étoiles !
Ces étoiles qui — louées soient-elles — ont brillé dans leurs yeux au dernier instant de leur mort, transformant leurs yeux rêveurs en de grands disques d’or.
Parce que les yeux des morts — de nos chers morts — sont des disques d’or.
Ce sont des météores lumineux qui errent dans l’infini pour nous signaler le chemin.
Ce chemin sans fin qui est la route de l’éternité.
Les yeux de nos morts nous disent le « pourquoi » de la vie, nous révélant le feu sacré qui brûle dans notre mystère. De ce secret mystérieux qui nous est propre et que personne n’a chanté jusqu’à ce jour…
Mais aujourd’hui le crépuscule est rouge…
Le coucher du soleil est ensanglanté…
Nous sommes tout proches de la tragique cérémonie des grandes vêpres sociales.
Déjà aux cloches de l’Histoire le temps a frappé les premiers coups d’un nouveau jour qui point.
Assez, assez, assez ! C’est l’heure de la tragédie sociale ! Nous détruirons en riant.
Nous incendierons en riant.
Nous tuerons en riant.
Nous exproprierons en riant.
Et la société s’écroulera. La patrie s’écroulera. La famille s’écroulera.
Tout s’écroulera, parce que l’Homme libre est né.
Il est né celui qui à travers ses larmes et sa douleur a appris l’art dionysiaque de la joie et du rire.
Il est arrivé le temps de noyer l’ennemi dans le sang…
Il est arrivé le temps de laver notre âme dans le sang. Assez, assez, assez !
Que la poète change sa lyre en poignard !
Que le philosophe change sa question en bombe !
Que le pêcheur change sa rame contre une hache formidable.
Que le mineur sorte armé de son fer étincelant de l’antre mortel de sa mine obscure.
Que le paysan change sa bêche féconde en lance guerrière. Que l’ouvrier échange son marteau contre une faux et une hache.
Et en avant, en avant, en avant !
Il est temps, il est temps, il est temps !
Et la société s’écroulera.
La patrie s’écroulera.
La famille s’écroulera.
Tout s’écroulera, parce que l’Homme Libre est né.
En avant, en avant, en avant les joyeux destructeurs.
Sous l’étendard noir de la mort nous conquerrons la Vie !
En riant !
Et nous l’aimerons en riant !
Parce que ne sont sérieux que les hommes qui savent agir en riant.
Et notre haine rit…
Elle rit rouge. En avant !
En avant pour la destruction totale du mensonge et des fantasmes.
En avant pour la conquête intégrale de l’Individualité et de la Vie !

Verso il nulla creatore a été publié après la mort de
Novatore par I Figli dell’Etna, 1924, Syracuse

 

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