L’anarchisme entre théorie et pratique – Alfredo M. Bonanno

Au fond, chaque fois que l’on aborde un sujet, chaque fois que nous discutons entre compagnons anarchistes d’un problème qui nous saisit intimement, qui nous fait trembler d’intérêts et de passions, de mépris et de révolte, chaque fois que nous voulons, du plus profond de nous même, que ce problème deviennent, non pas clair une bonne fois pour toutes, mais suffisamment clair pour pouvoir agir dessus et détruire les conséquences négatives qu’il a sur notre vie, chaque fois que nous nous apprêtons à une réflexion d’ordre social, mais aussi plus spécifiquement économique et même technique, c’est-à-dire des détails sur les instruments et les moyens, et ainsi de suite, chaque fois donc, derrière la partialité du mouvement de l’intellect et de l’engagement simultané de la passion, il y a l’idée globale de l’anarchisme, de laquelle, comme dans le cas où je me suis trouvé à Florence, au cours de la conférence restituée ici, en voulant parler de manière spécifique, on doit admettre que l’on finit par faire soit une œuvre inutile d’empilement didascalique de faits et de théories, soit une œuvre d’exhortation à l’agir, en touchant ces fibres du cœur que chaque anarchiste tient à découvert, évitant soigneusement que les arrangements et les compromis de la vie quotidienne fassent pousser du cor dessus.

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Ci-dessous, le texte de la brochure:

Introduction à la première édition

 

Ce livre naît d’une contradiction.
Je ne pense pas qu’il soit possible de parler directement de l’anarchisme. Je veux dire, il n’y a aucun doute sur le fait que les anarchistes parlent de l’anarchisme. Que moi-même j’ai peut-être rempli plus de pages que je n’aurais dû, et peut-être assourdi plus d’oreilles que nécessaire, concernant les problèmes que l’anarchisme soulève. Mais je me réfère à un discours direct qui prétend donner un corps lisible et audible à l’anarchisme, qui prétend communiquer, je ne dis pas son essence profonde, son message bouleversant et inquiétant, mais simplement ses lignes fondamentales, les plus directement atteignables par la pratique et la théorie.
Pourtant j’ai accepté de parler de l’anarchisme, de ce sujet spécifiquement, et, en en parlant, je me suis rendu compte que je n’étais pas en train de parler de l’objet de la conférence – tout commence là, avec cette prétention d’affronter un auditoire, bien que bienveillant, sur un sujet si multiforme et réfractaire à toute explication – mais que j’étais simplement en train de donner libre cours à mes pensées, à mes expériences, à mes amours et à mes déceptions, à ma vie en relation à mon être anarchiste.
Seulement je travestissais ces motivations personnelles avec les mots et les exigences d’une analyse historique, philosophique et même projectuelle, admettant des antécédents et suggérant de possibles débouchées.
Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que ce que je disais n’était pas adéquat à la présomption du faire. Je m’étais faufilé dans une impasse, pour moi inconnue. En effet, c’était la première conférence sur l’anarchisme que je faisais, je ne m’étais jamais risqué à cela, pourtant j’ai fait beaucoup des conférences, dans les lieux les plus variés, des grandes salles universitaires aux petites masures de périphérie, où se nichent nos groupes anarchistes. J’en ai même fait une dans un wagon de train désaffecté, mais toujours sur des sujets spécifiques, sur des aspects théoriques particuliers, sur le développement de l’ennemi et sur ses forces, sur les moyens et les méthodes de l’attaque, peut-être me suis-je risqué quelques fois, titubant et timide, à parler de la société du futur, des problèmes organisatifs d’une condition, post-révolutionnaire disons, comme on disait autrefois. Jamais de l’anarchisme.
Et voilà que la contradiction émerge à l’improviste, se révélant à moi si palpable au cours de mon discours, alors que je continuais à regarder les visages de mes auditeurs, un à un, comme je fais toujours, pour voir quel type de réactions mes paroles suscitent.
Ce n’était pas un discours de propagande. Ce voulait être autre chose. À savoir, proposer un moment de réflexion globale sur une conception de la vie grandiosement irréductible à n’importe quelle tentative de catégorisation. Si j’en saisissais un bout, disons les hypothèses des grands théoriciens, les implications philosophiques, un autre bout m’en échappait ; si je m’occupais de ce dernier, par exemple les attaques contre les responsables de la domination et contre les choses qui la rendent possibles, un autre morceau, aussi éloigné de la grande idée anarchiste s’en échappait à son tour.
J’aurais voulu avoir la concision et l’ingénuité, très belles qualités, de quelqu’un comme Malatesta, pour dire en peu de mots à mes auditeurs attentifs ce qui débordait en moi, mais je ne possède pas cette qualité, je suis plus attentif au détail, à l’aspect marginal que d’habitude nous prétendons laisser de côté, mais qui impose sa présence quand nous nous y attendons le moins. Puis, disons-le franchement, je n’accorde pas d’importance à la propagande.
Sauf que, d’un autre côté, cette entreprise très difficile pour moi, fournissait une clarification. Non pas à mes auditeurs, mais à moi-même. Une clarification d’ordre personnel, intime. Au fur et à mesure que le discours se déroulait, je voyais ressortir les effets de la vision du monde qui a accompagné mes trente dernières années, je les voyais prendre un ton différent, en arriver presque à correspondre l’un avec l’autre. Voilà quel peut être le sens d’un discours sur l’anarchisme, fait par un anarchiste qui ne se fixe pas de buts apologétiques ou de propagande, qui ne veut pas parler des beautés de l’anarchie, de sa nécessité inéluctable, conclusion de l’histoire et des souffrances de l’homme. Un sens plus subtil, et peut-être plus essentiel, un sens qui aide à réfléchir sur les choses à faire, en revivant les moments de la relation d’amour avec l’anarchie, relation personnelle, perpétuelle et ininterrompue, mais aussi un événement soudain et rapide, l’agir inattendu d’un voleur dans la nuit.
Au fond, chaque fois que l’on aborde un sujet, chaque fois que nous discutons entre compagnons anarchistes d’un problème qui nous saisit intimement, qui nous fait trembler d’intérêts et de passions, de mépris et de révolte, chaque fois que nous voulons, du plus profond de nous même, que ce problème deviennent, non pas clair une bonne fois pour toutes, mais suffisamment clair pour pouvoir agir dessus et détruire les conséquences négatives qu’il a sur notre vie, chaque fois que nous nous apprêtons à une réflexion d’ordre social, mais aussi plus spécifiquement économique et même technique, c’est-à-dire des détails sur les instruments et les moyens, et ainsi de suite, chaque fois donc, derrière la partialité du mouvement de l’intellect et de l’engagement simultané de la passion, il y a l’idée globale de l’anarchisme, de laquelle, comme dans le cas où je me suis trouvé à Florence, au cours de la conférence restituée ci-dessous, en voulant parler de manière spécifique, on doit admettre que l’on finit par faire soit une œuvre inutile d’empilement didascalique de faits et de théories, soit une œuvre d’exhortation à l’agir, en touchant ces fibres du cœur que chaque anarchiste tient à découvert, évitant soigneusement que les arrangements et les compromis de la vie quotidienne fassent pousser du cor dessus.
Voulant m’illusionner sur la non-vanité de mon œuvre, il ne me reste que la seconde hypothèse. Mais celle-ci, très valide pour moi, comme discours que je répétais à moi-même, alors que mes paroles résonnaient dans la salle de l’Université de Florence, a-t-elle aussi été valide pour mes auditeurs ? À la fin, qu’ont-ils rapporté avec eux de ces paroles, chacun dans son esprit ? Qu’est-ce qui les a frappés ?
S’il n’est resté comme trace que quelques noms de philosophes, plus ou moins connus, des actes de révolte, individuelle ou collective, si quelque chose d’extérieur les a pénétrés, et que s’y sont nichées de futures progénitures de décisions révolutionnaires conscientes, cela n’était pas mon intention. Si cela a pu arriver, et on ne peut l’exclure, c’est le hasard qui a régi ce processus.
A l’inverse, si ces paroles ont réveillé quelque chose qui était déjà dans les auditeurs, et, au moins dans l’un d’entre eux, ont touché ces fibres à découvert, ces nerfs tendus et jamais domptés qui caractérisent l’anarchiste, ces sentiments non codifiables qui nourrissent tous les jours sa vie, et en les touchant, les ont mis en relation, à travers mes paroles, accidentellement ou au dépourvu, avec des êtres humains, des faits, des théories et des pratiques du passé de ce qu’a été l’anarchisme, ce soir-là, et maintenant, dans cette transcription revue pour la publication de cette brochure, mes mots les toucheront à nouveau, mon engagement n’aura pas été inutile.

Catania, 17 juillet 1998

 

L’anarchisme entre théorie et pratique

 

La discussion de ce soir est sur le rapport entre théorie et pratique à l’intérieur de la pensée anarchiste, et de la réalisation de l’anarchisme. L’anarchisme est un concept extrêmement complexe et contradictoire, que beaucoup d’entre nous, compagnons anarchistes, pensent avoir clairement à l’esprit. Mais chaque fois que l’on se trouve devant la nécessité de se demander, de demander aux autres, ou de parler avec d’autres, de ce qu’est l’anarchisme, c’est un problème complexe.
Limiter l’analyse de l’anarchisme à son seul aspect historique, au développement de la pensée et de la pratique anarchiste au cours de l’histoire est simplement réducteur, bien que nécessaire. Dans ce sens, une disposition de l’esprit, une manière de concevoir la vie, une conception différente de la vie, sont des éléments intrinsèques de l’anarchisme. Et cela n’est pas toujours facilement compréhensible à l’intérieur d’une doctrine anarchiste. Ce n’est pas non plus explicable à travers la lecture des événements, des faits, des luttes, qui ont été réalisés par des anarchistes, ou à l’intérieur desquels les anarchistes étaient présents de façon significative. Ne nous fions donc pas trop à ce que chacun de nous a à l’esprit concernant l’anarchisme.
Beaucoup pensent savoir ce qu’est l’anarchisme, alors qu’en réalité l’anarchisme présente toujours des surprises, comme si l’on fouillait dans une vieille caisse dont continuent à sortir de nouvelles choses.
Beaucoup de Cassandre du passé, lointain et récent, ont décrété la mort de l’anarchisme, la fin des théories et des pratiques anarchistes.
Puis, à l’improviste, sur les barricades, dans les rues, dans les salles d’universités, le discours sur l’anarchisme réémerge, les drapeaux noirs refont surfaces. Cela signifie que quelque chose à l’intérieur de la réalité bouge, de manière toujours différente. Et ce quelque chose est sûrement le refus radical, la négation absolue de n’importe quel type d’autorité, de n’importe quel type d’oppression intellectuelle et pratique qui nous fait face, et qui cherche à mettre de l’ordre dans nos vies ; qui menace de donner à notre vie un sens différent de celui que nous pensons qu’elle doit avoir pour chacun de nous, et que chacun devrait être libre de se donner.
Cela n’empêche pas que d’un point de vue historique l’anarchisme ait eu son parcours, se soit réalisé dans certaines structures précises, et qu’il se soit même exprimé dans certains rôles. Des penseurs, des philosophes, des sociologues anarchistes, qui ont voulu donner un corps doctrinal à cette vision de la vie, la transformant en philosophie. Comme vous le savez, toute doctrine naît, se développe, et meurt. Elle se circonscrit à l’intérieur d’une signification à elle, et y trouve son sens et sa raison d’être ; mais aussi sa limite, sa frontière, et sa mort.

Je voudrais dédier quelques minutes à cet aspect de l’anarchisme, sûrement significatif. Parce que c’est justement dans le lieu de l’élaboration des concepts que se construit ce patrimoine qui, par la suite, donne son fruit dans la pratique. Vu que nous sommes dans un espace d’académie philosophique, il faut dire que les philosophes ont souvent tourné leur pensée vers des questions d’analyses politiques, et qu’ils se sont souvent posés la question fondamentale classique : que faire ? Non pas qu’en tant que philosophes ils aient su donner une réponse, y compris ceux qui de par leur choix d’étude, et par disposition d’esprit, se trouvaient très proches de la pensée anarchiste. Mais ils y ont longuement réfléchi. Et ces réflexions sont importantes pour l’action. Quand elles sont véritablement significatives, c’est-à-dire quand elles réduisent les problèmes à leur contenu vital radical pour la vie de l’homme, même ces réflexions deviennent pratiques. Mais n’allons pas trop vite.
Il y a un rapport, sûrement aussi vieux que le monde, entre la pratique et la théorie. La doctrine l’a expliqué d’une manière plutôt figée, sclérosée : d’abord vient la théorie, puis vient la pratique ou, au mieux, de la pratique peut surgir un développement, un approfondissement, une déformation de la théorie. Les anarchistes, comme nous le verrons, ont une vision un peu différente.
Donc, développement de la doctrine de l’anarchisme. Vers la fin du 18ème siècle les premières théories anarchistes commencent à se diffuser, théories qui, avec d’autres, contribuent à préparer le grand bouleversement de la fin du 18ème : la Révolution française.
Le premier penseur est William Godwin, et il porte son attention sur le rapport entre l’État et le citoyen. Un rapport important duquel naît la possibilité pour un ordre établi, de maintenir des organisations et des structures dans la vie de tous les jours du citoyen. Pour la première fois, il prend clairement position contre l’idée hobbesienne de l’« homo homini lupus » [1], il cherche à montrer comment, à l’intérieur de la dimension contractuelle il pourrait aussi y avoir une vision, disons, critique, une limitation de celle qui sera la conception de Jean-Jacques Rousseau. Ces premières approches de Godwin sont assez développées, et constituent le premier corps doctrinal de l’anarchisme, ne sortant pas indemne du grand feu de la Révolution française.
Cette révolution est un des éléments de transformation de la réalité européenne et mondiale de l’époque. En son intérieure il n’y a pas seulement les grandes forces autoritaires du jacobinisme, les autres expressions dans lesquelles se divise la structure de pouvoir qui était en train de se former dans la composition révolutionnaire des toutes premières journées insurrectionnelles, mais il y a aussi une force populaire, une force qui vient du bas, qui est l’expression de nécessités précises, de besoins précis, particulièrement de la souffrance des pauvres gens ; et il y a aussi des penseurs qui expriment le sens profond de ces souffrances, d’une manière marquante, violente, journalistique, une manière toute nouvelle pour l’époque.
Le second point important du développement historique de l’anarchisme se situe un peu plus loin, et est représenté par la figure de Pierre-Joseph Proudhon.
Proudhon est important parce que c’est un penseur prolétaire, il vient du peuple. Fils d’un tonnelier, c’est un autodidacte, mais il est capable de comprendre comment la structure sociale de son époque est en train de se transformer. C’est l’élaborateur, pour la première fois d’une manière approfondie, du concept de lutte de classe, dans des termes différents de ceux marxistes, qui viendront par la suite. Puis il approfondira le concept de mutualisme comme soutien à la production de base en absence de capitalisme ; remplacement de la production coordonnée par le marché ou collectivisé dans une série de contrôle d’en haut, avec un système de pactes et d’accords réciproques, librement consentis entre groupes de producteurs, et librement coordonnés à un niveau toujours plus large d’une manière fédéraliste. Avec Proudhon se développe l’étude de la structure de la réalité, des mouvements spontanés et forcés qui la constituent, des forces visibles et invisibles qui semblent la conditionner, et des différents moyens que l’être humain possède pour s’unir à d’autres êtres humains, regroupant leurs forces dans un commun effort de libération. Un approfondissement théorique de très grande dimension, que Proudhon a livré aux générations suivantes, mais qui jusqu’à maintenant n’a pas été étudié sérieusement.
Le penseur – et c’est réducteur de le définir ainsi – qui estima Proudhon, et dont c’est important pour moi de donner quelques indications est Bakounine. Un géant fascinant venu de Russie, et qui par son action révolutionnaire, par ses projets organisatifs parfois contradictoires, d’autres fois d’une extrême lucidité politique, transforme véritablement la réalité européenne. Par ses idées subversives et destructives, par son impressionnante capacité d’intervention et d’élaboration théorico-pratique, il effraie les dirigeants du monde entier. Les idées que Bakounine met en circulation peuvent se résumer en une phrase : l’anarchie soit réussir à déchaîner les forces primordiales de l’être humain, c’est-à-dire sa capacité à transformer la réalité, elle doit mettre dans la balance de l’opposition de classe le renversement absolument nouveau, sans la peur que de cet affrontement ne sortent des figures sociales impressionnantes : chaos, convulsions, bouleversements, désordre. Voilà, Bakounine n’a pas peur du désordre, au contraire il le cherche comme la seule force libératrice que l’homme a à sa disposition. Bakounine est essentiellement un porteur de désordre.
Cet homme, qui durant toute sa vie pensa et organisa des structures bien précises, écrivit des règlements, et chercha à réaliser des formes organisatives précises, était essentiellement un désordonné. Un homme qui vécut une vie désordonnée. Un aristocrate qui ne parvint pas à se libérer de sa conception particulière de la vie, de la vie qu’il allait mettre en jeu avec courage, en la poussant à bout, sur les barricades aussi, pas seulement sur la table de travail ; mais un homme qui sut amener en Europe ce vent de chaos cosaque, indispensable à la révolution. Les européens de la moitié du 19ème siècle ne savaient pas à quel point l’ordre que l’on cherchait à instaurer partout était dangereux. Celui de l’État, avec ses répressions, et celui des révolutionnaires autoritaires, avec leurs lois vertueuses et égalisatrices. Ce représentant sauvage du peuple slave, extrêmement cultivé, et au très grand cœur, parvint à porter l’idée et la pratique de l’anarchie en Europe.
Quelques années après, un autre russe arrive en Europe. C’est un savant, un géologue, un géographe, un grand chercheur. Kropotkine est l’autre aspect de la contribution que la Russie et le peuple slave donnèrent à la vieille Europe.
C’est un homme d’ordre, pas un homme d’ordre au sens conservateur du terme, mais dans le sens du nouvel ordre social qu’il rêve de traiter de manière approfondie, au sens de l’organisation scientifique de la pensée anarchiste. Pour la première fois, avec Kropotkine, la pensée anarchiste reçoit une systématisation dans tous ses aspects. Sa théorie se base sur l’hypothèse de la bonté naturelle de l’homme, sur la tendance spontanée, à l’intérieur de l’espèce, à la collaboration et non à l’affrontement. En partant de cette construction, réalisée de manière détaillée pour la première fois dans L’Entraide, Kropotkine développe toute une série d’interventions révolutionnaires, dont, selon sa théorie, la propagande, c’est-à-dire le travail dans les masses, à l’intérieur des masses, constitue le moment, un lieu, un acte, avec lequel on place une graine sous la neige. Même si la réalité à un moment donné est négative, et donc qu’elle recouvre cette graine, la faisant disparaître, celle-ci germera tôt ou tard.
Donc, développement d’une théorie déterministe de la pensée anarchiste et de l’action anarchiste dans la lignée de ce qui était le niveau de la recherche scientifique de son époque. Comme vous le savez, à la fin du 19ème siècle, la science avait fêté les résultats considérables de la mécanique, aussi bien céleste que terrestre, et ces résultats importants avaient amené à considérer la science comme capable de résoudre tous les problèmes de l’être humain.
Kropotkine recueille le message scientifique du déterminisme de son époque et construit le projet d’une anarchie qui vise, de manière déterministe, la solution du problème social de l’homme et la construction d’une société future libre et heureuse.
Le point essentiel de la pensée de Kropotkine c’est qu’à l’intérieur de cette structure actuelle, une structure de toute évidence d’opposition et d’exploitation, les forces qui fonderont la société libre et la société anarchiste de demain existent déjà, et sont déjà en marche, bien qu’invisibles. Donc, dans un certain sens, l’anarchie ne doit pas être construite dans le futur, dit Kropotkine, mais elle existe déjà, elle doit seulement être soutenue et développée.
Avant Bakounine et Kropotkine, il y a un autre penseur, dont nous avons parlé hier – les personnes présentes s’en souviendront –, c’est Stirner.
Stirner est le plus important représentant de l’individualisme anarchiste, qui grâce à la théorie de l’Unique, développe la possibilité d’une théorie complètement différente, une théorie qui ne tient pas compte des aspects de la structure de masse, qui ne tient pas compte des aspects organisatifs, mais qui réaffirme seulement le discours de l’individu en tant qu’égoïste, de son développement, de sa propriété, de sa structuration à l’intérieur de l’union des égoïstes et ainsi de suite. Mais nous en avons déjà parlé longuement hier.
Maintenant, à mon avis, tout ce développement sur la pensée anarchiste, que l’on pourrait détailler avec de nombreux autres figures, mieux vaut l’arrêter ici. Je suis conscient d’exclure une énorme partie de la pensée anarchiste, il suffit de penser à l’importance considérable de Malatesta, qui insère sa critique et son action dans le discours de Kropotkine, en l’améliorant, en le perfectionnant avec l’hypothèse du volontarisme anarchiste. Avec Malatesta, la réalité déterministe de la pensée scientifique de Kropotkine, est atténuée par la volonté de l’individu d’intervenir dans la transformation sociale, d’avoir sa signification dans l’action contre la réalité oppressive qu’il a devant lui. Pensez donc à la grande importance d’Errico Malatesta en considérant aussi ce problème précis.
Parallèlement au développement de ces théories, qui, comme vous pouvez le constater recouvrent un laps de temps de 120 ans, dans la pratique il y a eu des luttes. Ceux qui ont suivi des cours d’histoire connaissent précisément les dates : la fin du 18ème, 1848, 1871, 1917. À ces dates, entre ces dates, c’est-à-dire entre les tentatives de détruire la domination, la restructuration du pouvoir, les aspects révolutionnaires, les renforcements de la conservation, les coups d’État, la formation des différentes structures de défense et de résistance de la part du prolétariat, les révolutions etc. etc., la contribution des anarchistes se perfectionne, c’est-à-dire qu’elle est en train de se définir du point de vue de la détermination d’une stratégie et d’une théorie anarchiste. Elle se différencie, se définit, et s’identifie dans deux tendances assez nettes, bien que l’on ne puisse pas dire qu’elles étaient séparées. Une tendance que nous pourrions définir associationnisme libertaire, et une autre individualisme libertaire.
Ces deux tendances, jamais nettement séparées, je le répète, souvent en opposition, même violente, persistent et traversent toute l’histoire de l’anarchisme.
L’associationnisme libertaire né d’une considération, d’une stratégie et d’une pratique très simple : le capital, après la production industrielle, s’est consolidé dans de grosses structures anonymes, dans de grands complexes industriels, particulièrement dans de considérables investissements, d’énormes trusts interétatiques, notamment dans l’exploitation colonialiste et impérialiste.
Face à cette évolution, il en fallait peu pour comprendre que la formation capitaliste était en train de devenir toujours plus visible, tout comme l’État et sa fonction de soutien de la structure productive. C’était un nouveau type d’État qui surgissait à l’horizon, l’État du triomphe de la bourgeoisie, celui si bien exprimé par la musique de Rossini et par les beaux palaces parisiens, de la Sorbonne jusqu’au Luxembourg. La vision directe de l’oppression et de la gloire effrontée du vainqueur devait être quelque chose d’effroyable. Usines, hommes, palais, casernes, etc. etc., une terrible impression qui perdure encore aujourd’hui en regardant ces palaces, symboles vivants de l’oppression, qui donnent encore une idée aujourd’hui du poids de la bourgeoisie française dans la première moitié du 19ème. La conscience de soi se réalisait dans l’expression architecturale, tout comme elle se réalisera, quelques décennies après, dans l’éventrement des vieux quartiers prolétaires parisien, tout cela donne une idée de la conscience d’une bourgeoisie triomphante dans un État unitaire. On ne retrouve pas quelque chose du genre dans la modeste architecture britannique, mais on la retrouve, dans certaines limites, dans l’architecture des grandes villes italiennes ou allemandes, de manière différente, parce que le but de ces édifices visait plus à souligner l’unité nationale et moins la consolidation de la force de la bourgeoisie.
Mais pour en revenir à notre sujet, le modèle que l’associationnisme libertaire avait, c’était celui d’un capital triomphant, de l’État unitaire français, et seulement de manière secondaire celui anglais, intelligemment moins enclin aux ostentations baroques. Contre cette structure il fallait s’unir, il fallait rassembler les forces et attaquer.
La première tentative notable que l’on fit fut celle, comme nous le savons tous, de la Première Internationale. Nous connaissons l’organisation de la Première Internationale. C’est une structure qui a des caractéristiques syndicales très prononcées, c’est-à-dire de défense, de défense du poste de travail, de défense de la structure productive, de défense du professionnalisme et de la capacité productive de l’individu.
Dans les conflits internes de la Première Internationale, on peut voir que tous les principaux représentants n’avaient pas une conception de nature associationniste. Marx l’avait certainement, une conception centralisatrice de nature associationniste et défensive. Le concept de Bakounine était différent, en ce qu’il avait une conception visant à soutenir la composante moins significative des adhérents de la Première Internationale, moins forte d’un point de vue salarial.
Le conflit substantiel entre Marx et Bakounine à l’intérieur de la Première Internationale émerge avec évidence dans le conflit qu’il y eut dans les premières grèves organisées à Genève, quand Bakounine se rangea du côté du prolétariat immigré, concrètement les manœuvres du bâtiment, alors que les marxistes se rangent du côté des soi-disant ouvriers de l’usine qui étaient monteurs et spécialistes horlogers. Cette différence considérable montre que même à l’intérieur de la classe ouvrière de l’époque il y avait ce qu’il y a toujours : un prolétariat et un sous-prolétariat. Une classe exploitée, sans doute, mais en quelque sorte privilégiée car ayant la garantie de son salaire et de son travail, et une classe instable, précaire, moins sûre de son futur.
Néanmoins, si nous restons à l’intérieur de la Première Internationale, l’associationnisme dont nous parlions continuera après l’échec de la Première Internationale, après le limogeage de Bakounine, et ainsi de suite ; il continuera et se développera, donnant vie longtemps après, au syndicalisme révolutionnaire, aux théories de l’anarcho-syndicalisme, etc., arrivant jusqu’à aujourd’hui, conservant le concept de lutte intermédiaire, la méthode revendicative, l’importance de la défense des salaires etc. etc.
Le concept principal, l’élément essentiel de l’associationnisme libertaire peut se résumer dans l’idée que les structures organisatives du syndicat révolutionnaire et anarchiste doivent être capables d’assurer le passage du monde dans lequel nous vivons, divisé en classe, à la société libre de demain. Ce doit donc être les structures mêmes qui avec l’évolution du processus révolutionnaire, en s’emparant des moyens de productions, les soustraient à la propriété privée, au capitalisme, et les livrent aux mains de la société des travailleurs, la société future libérée, ou la société anarchiste peu importe.
À l’opposé de ces théories, sur une ligne complètement différente (nous ne cherchons pas ici à exprimer un jugement de valeur, c’est-à-dire que nous ne cherchons pas à déterminer, historiquement parlant, qui a raison, qui a tort, qui a eu raison, qui a eu tort), mais parallèlement à l’associationnisme libertaire, l’individualisme anarchiste et l’individualisme libertaire se développent.
Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que les anarchistes sont des personnes qui ont une vision particulière de la vie. Le refus de l’autorité est le refus de toute autorité. Pas seulement de l’autorité qui amène les grades, de l’autorité qui porte l’uniforme, de l’autorité qui s’incarne dans la figure du patron. L’anarchiste a été capable d’effriter ce vernis, de regarder en dessous et d’être parmi les premiers à comprendre, des décennies avant que l’on fasse des dissertations sur le sujet dans les salles d’université, longtemps avant, que derrière les figures les plus évidentes du pouvoir, il y avait d’autres figures, il y avait la famille, la structure familiale avec le pouvoir dominant du mâle, la figure du père patron ; il y avait la figure plus difficile encore de l’instituteur qui éduque, qui enseigne ; il y avait la figure du leader révolutionnaire, du leader politique, du leader syndical. Qui sont ces figures qui émergent ? Des personnes dotées de capacités particulières ? Ou bien elles émergent du fait d’avoir, disons, plus de temps que les autres pour approfondir certains problèmes ? Ou bien parce qu’elles ont reçu un mandat qui leur permet de se dédier à certains problèmes, et finissent donc, comme l’avait pressenti Bakounine, au-delà même d’une certaine somme d’argent mise à disposition, par avoir à exercer un pouvoir de fait, et donc à lutter pour réussir à maintenir une domination concrète sur les autres ? Les anarchistes avaient compris depuis longtemps ce problème très difficile. Et donc, ils avaient aussi compris de cela l’importance et la nécessité d’une critique de l’associationnisme.
Oui, d’accord, le capital est fort, les structures que nous avons en face de nous sont monolithiques. Cependant, combien cela coûte-t-il de se rassembler et de combattre cette structure de domination sur son terrain ? Le prix à payer est-il d’accepter une forme différente de domination, en croyant que cette forme est transitoire et que demain, une fois atteint une possible situation libérée, ceux qui nous avaient guidé vers la victoire rentrent chez eux, abandonnant la position de domination ? Ou bien cela n’arrivera jamais parce que ces personnes voudront conserver leur place privilégiée ? Ces analyses critiques sont faites principalement par les individualistes, parce que, quand elles étaient faites par les associationnistes libertaires et anarchistes, on trouvait de petites astuces : la délégation par rotation, le mandat impératif, le mandat révocable. Comprenez bien que ce ne sont que des pansements, et pas des remèdes. Alors que l’individualiste dit : « Cette chose ne m’intéresse pas, ne me concerne pas, si je dois trouver mon compagnon – comme disait Stirner – je trouverais toujours quelqu’un qui s’unira à moi sans prêter serment à un drapeau, sans établir aucun type d’accord qui nous lit au-delà de la chose spécifique que nous devons faire ensemble ; et de ces choix individualistes sortira une pratique différente de l’anarchisme ». C’est la Belle Époque. En ce siècle qui n’a pas encore entendu gronder les canons de la Première Guerre mondiale, les riches commencent à sentir les coups de la dynamite de la « propagande par le fait », c’est-à-dire du recours à l’action directe. C’est l’attaque directe, immédiate, contre des personnes responsables de certaines actions, contre des structures qui rendent pleinement possible l’exploitation. C’est la période qui a peut-être contribué à alimenter, de manière excessive, l’iconographie d’un certain anarchisme, par exemple la période de Bresci qui tue le roi Umberto I, de Caserio, de Ravachol. Néanmoins, je ne veux pas m’étendre sur ces événements qui ont fasciné et continuent à fasciner tant de compagnons.
Faisons, à l’inverse, un pas en arrière pour parler de l’analyse anarchiste de la structure du pouvoir, parce qu’il n’y a aucun doute que l’analyse du pouvoir est centrale dans l’anarchisme.
Maintenant, que la structure du pouvoir soit visible, quelle frappe la perception immédiate, la vie de tous les jours, qu’elle passe à travers l’organisation précise de ce que sont nos fonctions de citoyens, de participants à la chose publique et ainsi de suite, c’est un fait que non seulement les anarchistes ont compris, mais que tout le monde parvient à saisir parfaitement, disons à partir de la Révolution française. Mais, souvent, cette analyse est réduite à la prétendue expression politique. Et, de cette forme réductive d’analyse du pouvoir, on a déduit la nécessité que quelqu’un prenne en charge la gestion de la chose publique, que cela est nécessaire. Par conséquent ce qui compte c’est que cette nécessité soit réduite au moindre mal possible. Cela avant la démocratisation du pouvoir : à bas le tyran, qu’il soit seul ou plusieurs, cherchons à rationaliser le pouvoir. Donc monarchie, monarchie constitutionnelle, république, république parlementaire.
Mais les anarchistes avaient compris une autre chose. À savoir que dans tout ce jeu des partis, dans toute cette soi-disant évolution des systèmes politiques, il fallait seulement intervenir comme porteur d’une méthode de lutte spécifiquement anarchiste. Une méthode à appliquer dans les luttes intermédiaires, c’est-à-dire qu’ils y participaient, mais pas tant pour le résultat, car qu’il soit bon ou mauvais, on voyait bien qu’il s’avérait toujours utile à la reconstitution de la domination, plutôt pour essayer et élargir la validité de la méthodologie anarchiste.
Les anarchistes étaient contre la monarchie, et implicitement ils semblaient presque toujours être en faveur de la république. Mais ils ne participaient pas à la lutte en tant que républicain, mais en tant que compagnons révolutionnaires et anarchistes qui luttaient (avec certains moyens et pas avec d’autres : par exemple sans le vote électoral) contre la réalisation la plus aiguë et significative de la bourgeoisie et du pouvoir en place, par exemple : la monarchie, pour demain lutter contre la république.
Ce raisonnement implique deux aspects importants. Primo : une analyse du pouvoir différente, capable pour ainsi dire d’arriver à la conclusion qu’il n’existe pas de pouvoir idéal, mais que l’unique pouvoir idéal c’est l’absence de pouvoir. Deuzio : qu’il est nécessaire de toujours se poser de manière critique devant la structure qui nous fait face, et de chercher à se maintenir en dehors de la structure même, car une intervention de lutte qui advienne à l’intérieur de la structure n’est pas possible. Refus, donc, des catégories classiques de l’entrisme, refus du parlementarisme représentatif, refus de toutes les structures qui ont des caractéristiques institutionnalisées, par exemple : les partis, mais aussi de ces organisations parallèles qui se transforment en meneurs sournois et cachés du code étatique, par exemple : les organisations de bénévolat. Tout ce bric-à-brac politique est mis sur la touche, ce qui signifie critique du pouvoir comme critique de la politique.
Mais, la critique de la politique faite par les anarchistes, n’a pas été qu’une critique de l’État. Parce qu’il n’y a pas que l’expression de l’État qui est politique. Il n’y a pas que l’action de l’État qui est politique. Pour cette raison, les anarchistes sont antipolitiques, parce qu’ils sont aussi opposés aux expressions de la polis, au sens grec du terme, c’est-à-dire de la société pour la façon dont elle se réalise et est organisée historiquement. Les anarchistes sont donc porteurs d’une action antisociale. Ils ne sont absolument pas partisans d’une lutte qui s’insère dans le social.
Beaucoup des discours faits dans les vingt dernières années ont une caractéristique équivoque. Quand on a parlé de luttes anarchistes dans le social on l’a fait pour ne pas apparaître comme des extraterrestres, pour ne pas apparaître porteurs de quelque chose de peu compréhensible aux gens. Mais les anarchistes ont bien peu à voir avec la société. Avec cette société. Parce que le pouvoir n’est absolument pas que dans les salles d’opération, mais c’est depuis ces salles qu’il imprègne toute la réalité sociale. La société est une expression du pouvoir, ce n’est pas la pauvre Cendrillon qui subit les ordres de la belle-mère habillée avec les vêtements du chef de l’État, du policier, du juge. Mais ceux qui subissent l’exploitation, les exploités, les ouvriers, font aussi partie du pouvoir, ils ont aussi leur responsabilité et leur complicité avec le pouvoir. La structure productive est aussi complice du pouvoir, même la structure capillaire, périphérique. Les anarchistes ont compris cela, et c’est ça qu’ils ont dénoncé dans toutes leurs interventions dans la sphère de l’activité professionnelle et de la conflictualité sociale.
Malheureusement, et c’est là une de leurs responsabilités historiques, notre responsabilité historique, ma responsabilité personnelle, si vous voulez, malheureusement nous n’avons pas été capables, dans les vingt dernières années, de prendre ce discours avec courage, de dire que les responsables ne sont pas seulement ceux qui sont à Montecitorio [2], ou qui endossent la toge du juge, mais aussi ceux qui subissent l’exploitation sans se rebeller, qui parviennent simplement à s’arranger jusqu’au 27 pour joindre les deux bouts. Ça aussi c’est un élément du pouvoir, et c’est aussi contre cette structure, contre ces hommes, contre cette réalité que les anarchistes agissent et cherchent à développer leur critique dans tous les domaines de la vie.
Donc critique du pouvoir ne veut pas dire seulement critique de l’État, mais aussi critique de la famille, critique de la structure familiale, critique d’un amour vendu au poids, jour après jour, critique de la soumission de la femme et critique de la soumission de l’homme dans un rapport non réciproque, souvent vidé de tout contenu affectif, simplement sanctifié par une formule juridique détaillée. Parce que c’est cela qui forme le pouvoir, c’est l’exercice du pouvoir dans la réalité de tous les jours.
Critique du pouvoir dans l’école, dans le rapport qui s’est créé à l’intérieur de l’école entre professeurs et étudiants, les professeurs à qui il a été dit : « Non, vous autres ne devez plus enseigner les vieux contenus institutionnels dans les matières du passé, donnez nous la moyenne, parce que nous voulons avoir ce bout de papier ». Alors, la structure de l’instruction institutionnelle, qu’a-t-elle faite ? Elle a vidé tout cela de son contenu : oui, le diplôme a été donné, avec ces résultats que l’on peut voir partout, avec ces niveaux de perte de culture. Désormais, qu’en font-ils de ces bouts de papiers ? Maintenant on cherche à dire au professeur : « Non, tu dois nous donner vraiment les contenus, maintenant donne-nous les contenus, le bout de papier ne nous intéresse plus ; nous voulons savoir, parce que nous nous rendons compte que sans savoir nous ne pouvons pas trouver de travail ».
L’étudiant, dans ce mouvement fluctuant de ses recherches historiques des vingt dernières années, qu’a-t-il réussi à exprimer si non sa misère, en tant que personne misérable qui accepte et mendie un aspect du pouvoir : la participation à la direction de la société du futur. Parce que dans les salles d’universités, ici même, dans des salles comme celle-ci, on prépare la direction des classes du futur, et on prépare donc deux résultats : ou un imbécile, ou un misérable.
Même situation pour le travail. Ce n’est pas comme si le pouvoir se trouvait, comme nous avons dit, dans un lieu lointain, si éloigné qu’il suffit de tuer Umberto I pour résoudre le problème. Le pouvoir se situe aussi à l’intérieur de l’usine, où la capacité même d’intervention, de lutte, d’opposition a été diminuée, où tout a été livré dans les mains des délégués syndicaux, où aujourd’hui parler de grève commence à devenir une pantomime sans signification, ou une illusion ; où les pratiques quotidiennes, qui autrefois étaient significatives et très douloureuses pour la partie adverse, les pratiques de sabotages, deviennent rares ou inexistantes ; où on court le risque d’être pris pour des provocateurs, dès qu’on évoque un discours du genre ; où l’ouvrier n’attend rien d’autre désormais que de participer à sa petite part de pouvoir. Les anarchistes l’ont compris. Malheureusement, ils n’ont pas tirés, à temps, les conséquences logiques et opératives de cette critique du pouvoir.

Qu’attendons-nous de la critique de la science, de la technologie ? Que les ouvriers de la science, les technocrates, parviennent à résoudre les problèmes de la société ? Qu’ils parviennent à produire de l’énergie propre, à empêcher la pollution du monde dans lequel nous vivons, à développer un possible usage rationnel des ressources qui sont limités, et qui le deviennent toujours plus ? Ou alors cette catégorie de personnes ne fait que réaliser sa part des projets du pouvoir ? Quel discours pouvons-nous leur faire ? D’être plus attentifs, de mieux développer leurs recherches, d’être plus prudents, de nous donner une énergie atomique propre ? Que pouvons-nous demander ? Ou alors nous devons supprimer la science d’une perspective d’amélioration, et développer une critique qui soit radicale, véritablement destructive, mettre les techniciens et les scientifiques devant leurs responsabilités, car ce sont eux les hommes de pouvoir, pas seulement le président de la République ou le Chef du gouvernement.
Le pouvoir a continué à se pulvériser, à morceler les structures. Car, à mesure que l’on passait de la vieille conception du pouvoir dictatorial, contenu dans des institutions bien précises, il s’est élargi à la société, par conséquent même les organisations de résistance sont devenues des instruments de pouvoir. Ces mêmes organisations qui étaient au début des organisations de résistance, de défense de l’intérêt du prolétariat, de l’intérêt des exploités. Pensez aux partis, par exemple aux partis de gauche. Le Parti communiste, comme il a été pensé dans l’hypothèse, révolutionnaire à sa manière, du matérialisme dialectique.
Voilà, ces partis sont des structures du pouvoir, pas tant parce qu’à certaines occasions, par la manière forte ou la manière douce, ils se sont emparés du pouvoir et ont réalisé leurs programmes jusqu’au bout : y compris des génocides de masse et tout le reste, mais justement à cause de leur tendance congénitale à être des instruments de pouvoir.
On peut aussi penser à l’analyse de Lénine, disons, à propos de la participation aux élections. Dans une lettre, il me semble que Lénine dit : « Participer en masse aux élections, conquérir le pouvoir ne nous intéresse pas, ce qui nous intéresse c’est une représentation parlementaire, même un seul ou deux députés, pas plus, car ils peuvent devenir le porte-parole de ce qui se passe dans la rue ».
Visiblement, cette analyse pourrait être épousée par des personnes qui ne sont pas léninistes. Pourtant il s’agit d’une thèse qui choisit la participation limitée aux élections de manière à servir la conquête du pouvoir, car elle relie, et met à disposition de la structure politique, le mouvement de rue, empêchant qu’il se développe, je ne dis pas de manière autonome, mais selon ces capacités de croissance créative qui sont suggérées par la situation, par la nécessité, par la souffrance, par l’exploitation spécifique, des incitations qui sont présentes et qui font grandir les mouvements de rue. À l’inverse, selon la conception léniniste du pouvoir, même dans cet exemple précis, il y a une projectualité qui canalise ces manifestations spontanées dans l’optique de conquérir le pouvoir.
Donc, dans l’action du parti et dans l’organisation de défense du prolétariat (parti et syndicat comme courroies de transmission, peu importe lequel domine l’autre, car ils s’échangent mutuellement leurs tâches réciproques), il y a cet aspect du pouvoir. Donc la gestion du pouvoir en germe, vise la future gestion du pouvoir, une fois conquis.
Mais les anarchistes ont développé une critique plus profonde encore, celle de la délégation. Ils ont toujours dit cela : « Il n’est pas possible de déléguer à d’autres ce que nous-mêmes pouvons faire ». C’est une chose importante, car il semble très naturel qu’une personne, ne parvenant pas à faire quelque chose, recourt à une prothèse, étende ses possibilités en se faisant assister par une autre personne.
Or ce concept si spontané, si humain, est porteur de nombreuses conséquences négatives. Celui qui reçoit la délégation estime être investi d’un pouvoir qui peut s’étendre, qui peut grandir, même dans le cas d’une délégation suffisamment limitée. Il est donc amené à utiliser ce pouvoir, bien entendu avec les meilleures intentions du monde, au début au moins. De plus, pourquoi reçoit-il cette délégation ? Parce qu’on lui reconnaît une capacité, une capacité technique, une capacité théorique, une capacité minimale peut-être, comme celle de savoir parler à la place d’un autre, une capacité imbécile, comme de savoir écrire à la place d’un autre, des choses d’importance secondaire, mais qui à la longue constituent des éléments sur lesquels se construit le pouvoir de l’individu, le pouvoir de demain. Les délégués sont toujours des personnes extrêmement dangereuses (et je suis une de ces personnes dangereuses, et c’est à des personnes comme moi que l’on ne devrait jamais accorder de délégation, parce que je pourrais être tenté d’en faire un mauvais usage). Parler à la place des autres est aussi une délégation. Bien sûr dans des cas comme celui que nous vivons ensemble aujourd’hui, il s’agit d’un risque limité. D’abord je pourrais dire des idioties, mais pour remédier à ça il suffit que ce que je dise soit évalué attentivement. Puis parce que, en me donnant leur délégation pour parler, les compagnons organisateurs et moi nous sommes mis d’accord sur un thème suffisamment limité, et qu’ils ont d’abord voulu savoir de quoi je parlerais, dans les grandes lignes, se réservant évidemment la possibilité de m’interrompre en me disant : « Arrête, tu dis des idioties ». Et donc, comme vous voyez, il s’agit là d’une délégation moins dangereuse. Mais le problème persiste.
Pensons à un autre type de délégation, par exemple aux délégations syndicales, aux délégations des organisations spécifiques. C’est-à-dire, quand le mouvement révolutionnaire s’est trouvé contraint de donner vie à des organisations clandestines de lutte, à des organisations armées, capables d’attaquer et de contre-attaquer les structures réalisées par le pouvoir pour l’oppression, l’exploitation, le contrôle, etc. À l’intérieur de ces organisations spécifiques, la disponibilité des techniques de compétence, par exemple celui qui sait utiliser certaines choses, atteint facilement une place dominante, une place d’importance, il devient presque irremplaçable. Essayez de lui retirer sa place, mettez fin au jeu de rôle. Comment faire ? Ce n’est pas facile. Même à l’intérieur des organisations anarchistes cela arrive. Et puisque cela n’arrive pas de manière ostensiblement claire, au sens de : « Je suis général, tu es colonel, tu es dans l’obligation de faire ce que je te dis », le problème est encore plus difficile.
Des années auparavant, j’ai eu une conversation avec Cipriano Mera, le compagnon espagnol, maçon de profession, qui pendant la guerre espagnole fut nommé général d’une division de l’armée républicaine, responsable de la contre-offensive anarchiste que l’on chercha à mener aussi contre les communistes durant les derniers mois de la guerre. Il disait n’avoir jamais affirmé, qu’en tant que général, s’il donnait un ordre le colonel devait obéir. En tant que compagnon anarchiste il n’aurait jamais pu dire une chose pareille. Mais je trouve étrange qu’il nie cette affirmation (sauf qu’il y avait un enregistrement de ces déclarations, prononcées pendant un meeting public). Selon moi c’est légitime qu’un général donne un ordre à un colonel, et naturel qu’un colonel doive obéir, et ce n’est pas moins légitime pour les anarchistes qui (malheureusement pour eux) se retrouvèrent à combattre à l’intérieur d’une organisation militariste, c’est-à-dire d’une guerre de ligne dans laquelle ils participent à un front constitué de forces républicaines, populaires, communistes, libérales, internationalistes de tous types, etc. etc. Dans ce cas, les anarchistes doivent se prêter à la logique du jeu. Ils ne peuvent pas faire les anarchistes à l’intérieur d’une guerre de ligne. Ils auraient dû y penser avant. Ils auraient dû y penser avant, quand ils acceptèrent d’entrer au gouvernement. Ils auraient dû y penser avant, quand ils acceptèrent de constituer les grandes organisations syndicales qui les obligèrent à entrer au gouvernement. Ils auraient dû y penser avant, quand ils prirent la voie de l’associationnisme libertaire.
L’Espagne est ce grand théâtre où a été réalisée la révolution anarchiste la plus vaste et la plus significative, et où, malheureusement, les plus grosses erreurs ont été vues. L’associationnisme de défense a conduit à la grande organisation syndicale avec plus d’un million de participants : la CNT. La grande organisation a conduit à l’alternative : entrer, ou non, au gouvernement. On est entré au gouvernement. L’entrée au gouvernement a amené à l’acceptation de la guerre, la guerre de ligne, la guerre normale, la guerre entre deux fronts. Dans le cadre d’une guerre entre deux fronts, il sera peut-être anarchiste, mais s’il donne un ordre à un colonel, le colonel doit répondre « Bien Monsieur ! » et obéir.
Comme vous le voyez, le pouvoir s’infiltre dans les structures de la transformation, et une fois qu’il s’est infiltré il arrive jusqu’à notre porte, il se met à côté de nous, il dort avec nous, alors nous ne parvenons plus à l’identifier et nous devons en accepter les règles. Nous ne pouvons pas dire : « Non, je suis anarchiste, et la guerre je la fais à ma façon ».
Voilà pourquoi, pour passer à un autre sujet, les anarchistes ont toujours été abstentionnistes. Pourquoi ils ont toujours refusé de participer aux élections. Il y a eu des périodes de débats, et il y en a encore un aujourd’hui, celui lancé par le municipalisme libertaire qui accepte les élections administratives, mais en principe tous les anarchistes sont contre les élections. On ne peut cependant pas nier que dès que l’associationnisme libertaire, et plus particulièrement les expressions organisatives du syndicalisme anarchiste révolutionnaire, prend une dimension significative, c’est-à-dire dès qu’elles croissent numériquement et constituent un poids politique dans la situation où elles œuvrent, elles se retrouvent dans une très grande contradiction.
Les gens demandent : « Pourquoi donc n’allez-vous pas dans les administrations locales ? ». Ils ne se posent pas beaucoup de problèmes philosophiques. « Si vous nous avez convaincus que votre structure est intéressante, si elle a été réalisée dans l’intérêt des travailleurs (disons dans une petite ville, où il est possible que le phénomène se produise avec une certaine facilité), pourquoi ne participez-vous pas aux élections ? » Par exemple, je sais que, récemment, un débat du genre a eu lieu à Spezzano Albanese, où les compagnons de l’endroit ont une structure syndicaliste puissante. Les gens du lieu leur ont demandé pour quelle fichue raison ils ne se présentaient pas aux élections administratives. Quelque chose du genre a eu lieu dans les années cinquante à Castelvetrano, en Sicile, où les compagnons, à la tête d’une grosse organisation de défense des journaliers, acceptèrent de participer aux élections administratives.
Sur ce type d’objection naît par exemple le gros débat d’origine américaine concernant le municipalisme libertaire. Personnellement je considère que c’est un discours peu important, alors que les raisons qui amènent à l’abstentionnisme le sont beaucoup plus. Pour les anarchistes, l’abstentionnisme ne se résume pas uniquement au refus de participer aux élections. Il ne se limite pas au refus du vote comme geste symbolique, et encore moins au recours à des solutions secondaires, du type vote blanc etc. etc. L’abstentionnisme signifie le refus actif du rôle de déléguant. Il veut pointer la possibilité de construire des organisations qui cherchent à résoudre les problèmes sociaux par d’autres manières que la participation aux élections. Organiser les gens, si c’est possible, pour résoudre de manière différente les besoins de la réalité de la zone, en suggérant de nouvelles structures, comme les conseils de zone, des formes différentes qui peuvent être pensés et mises en acte pour établir des liens entre les réalités zonales etc. etc. Mais c’est un autre discours.
Enfin, les anarchistes sont contre l’antimilitarisme (hélas, voilà le lapsus, vous voyez, le lapsus n’arrive jamais de manière totalement accidentelle, de fait les anarchistes sont aussi contre un certain type d’ « antimilitarisme »). Néanmoins, pour éviter des équivoques regrettables, cherchons à être plus clairs. Je me corrige : les anarchistes sont contre le militarisme. Sur ce point il n’y a aucun doute. Ils sont contre le militarisme, non pas au nom d’une conception pacifiste monotone. Ils sont contre le militarisme, principalement parce qu’ils ont une conception différente de la lutte. C’est-à-dire qu’ils n’ont rien contre les armes, ils n’ont rien contre le concept de défense face à l’oppression. Mais par contre ils en ont beaucoup contre un certain usage des armes, voulu ou commandé par l’État, organisé par les structures répressives. Ils ont beaucoup à dire contre un usage militaire des armes. Alors qu’à l’inverse, ils sont d’accord, du moins dans leur écrasante majorité, pour utiliser les armes contre l’oppresseur, pour utiliser les armes contre ceux qui exploitent et oppriment, pour les utiliser dans une guerre de libération. Pour utiliser les armes contre des personnes précises, contre des réalisations précises de l’exploitation.
Il est donc faux de dire : « les anarchistes sont antimilitaristes », qui revient à dire qu’ils sont pacifistes. Les anarchistes sont contre le militarisme mais pas parce qu’ils sont tous pacifistes. Ils n’ont rien contre le symbole de l’arme, pas plus qu’ils ne peuvent accepter une condamnation de la lutte armée en général, pour utiliser ici ce terme strictement technique qui mériterait une réflexion approfondie. À l’inverse ils sont pleinement d’accord pour un usage particulier des armes : lequel ? Celui où ces objets sont utilisés pour se libérer, parce qu’aucune libération pacifique ne sera possible. Parce que ceux qui détiennent le pouvoir n’auront jamais l’amabilité de se retirer, en paix, sans résister et sans chercher à le conserver à tout prix.
Maintenant, cherchons à aller vers une conclusion. Quelles sont les organisations que les anarchistes réalisent. Historiquement ils en ont construit de deux types, deux formes d’organisations. Nous parlons ici d’organisation spécifique, de l’organisation des anarchistes. Pas de l’organisation des travailleurs.
Quand nous avons parlé de l’associationnisme libertaire, nous ne parlions pas de l’associationnisme des anarchistes, influencés, caractérisés, par la présence des anarchistes. Ce n’est pas que les travailleurs sont d’abord anarchistes, et ensuite travailleurs. Ils sont d’abord des travailleurs, d’abord des exploités, et puis, si c’est le cas, ils sont anarchistes.
La grande organisation syndicale espagnole de 1936, la CNT, n’était pas constituée que d’anarchistes, la majorité de ses adhérents étaient socialistes. Face à plus de deux millions d’inscrits à la CNT, la FAI arrivait, si je ne me trompe pas, à près de 150 mille adhérents. Voilà quelle était la proportion.
Mais tentons de fixer notre attention sur l’organisation spécifique des anarchistes, en mettant de côté les formes organisatives syndicales.
Je pense que nous pouvons définir la première forme comme une organisation de synthèse. La seconde comme une organisation informelle. Quelle différence y a-t-il entre ces deux aspects de l’organisation spécifique des anarchistes ?
L’organisation de synthèse est une organisation de compagnons anarchistes qui se donnent un statut, une forme organisative, laquelle s’articule dans différentes sections, que l’on peut appeler commissions, ou d’une autre manière si vous préférez, et chacune de ces sections s’intéresse à un problème particulier de la société : le travail, l’école, l’activité scientifique, le militarisme, l’État, le gouvernement, etc. etc. Chacun de ces secteurs se réfère à une commission qui cherche à porter son activité critique vers l’extérieur, c’est-à-dire qu’elle cherche à les développer dans ces structures de la réalité où c’est possible de le faire, par exemple, le monde du travail ou de l’école, organisant des présences, des groupes, et cherchant à maintenir à l’intérieur de cette réalité un rapport de synthèse, c’est-à-dire de rassembler la multiplicité sociale extrême et variée de toutes ces réalités, à l’intérieur d’une analyse synthétique, dont l’organisation de synthèse anarchiste se fait porteuse. En général cette analyse fait référence à un programme révolutionnaire, préalablement accepté par l’organisation au cours d’un de ses congrès, qui affronte les divers aspects de la vie quotidienne de manière anarchiste et révolutionnaire. Au fond, ce module a un fonctionnement de nature politique. Donc, l’organisation de synthèse est faite par des compagnons anarchistes. Elle se divise en sections, elle rassemble de manière synthétique, à l’intérieur d’elle-même (ou tente de faire une chose de ce type), les diverses réalités de la vie quotidienne et cherche aussi à les coordonner sur la base d’une plateforme, d’un programme de type social et révolutionnaire.
L’organisation informelle est différente. Elle est constituée de groupes de compagnons, d’individus, de groupe aussi plus articulés, ou de regroupements de groupes de compagnons, qui n’ont pas un programme sinon sur la base générique d’une évaluation de différents problèmes. En fonction de l’approfondissement de ces problèmes par les différents groupes, en fonction de comment ils ont échangé entre eux sur ces problèmes, au niveau des rapports informels. Donc, ces approfondissements des problèmes, ces analyses, ces propositions d’intervention dans la réalité de l’exploitation et de l’oppression, peuvent aussi être faits à travers la diffusion d’un journal, des débats, des rencontres, des conférences etc. etc. À l’intérieur de cette aire articulée, bigarrée etc., à l’intérieur de cette aire une certaine conception de l’anarchisme circule, s’insère dans ces rapports entre groupes, individus, etc. etc. dont les rapports ont une nature non formelle. C’est-à-dire qu’ils ne se réalisent pas, ils ne se concrétisent pas dans un programme bien précis, ils ne se résument pas à l’intérieur d’un moment idéal et primaire, comme, disons, le congrès, qui à l’inverse caractérise comme moment primaire l’organisation de synthèse, mais ils se développent petit à petit à travers la pratique, c’est-à-dire à travers les choses que l’on fait ensemble, les interventions dans la réalité que ces compagnons faisant partie de cette organisation informelle réalisent.
Ces interventions dans la réalité deviennent, en même temps, des moments d’activité révolutionnaire dans le réel, et des occasions d’approfondissement théorique. Chaque activité menée peut être une occasion d’approfondissement théorique. L’informalité se différencie, selon moi, de manière assez radicale de l’organisation de synthèse. Car, alors que l’organisation de synthèse a déjà un programme de départ rigide, qui peut être modifié, mais toujours aux moments des congrès, l’organisation informelle a une base de rapports, de connaissances, d’approfondissement, en perpétuelle modification, en constante évolution, et chaque occasion, chaque moment de rencontre et de lutte, est à la fois une occasion de lutte et d’approfondissement.
Quel est le but de l’organisation de synthèse ? En théorie, de construire les conditions qui produiront la société libre de demain. En d’autres termes, cette organisation devrait croître, devenant assez forte pour constituer, d’une manière ou d’une autre (la chose n’est jamais dite de manière claire), un leadership en mesure de guider la société dans le moment de crise et de passage révolutionnaire. Elle devrait être la gardienne et la porteuse des idées révolutionnaires et anarchistes, être capable de fournir au moment opportun les cadres en mesure de soutenir ce passage vers la société future de la meilleure des manières. Elle devrait ensuite, au moment où la société libre du futur est constituée, fondre comme neige au soleil. On peut remarquer que déjà, dans le programme même des organisations de synthèse, il est écrit de manière plutôt détaillé comment la société du futur devrait être structurée. Par exemple, les formes organisatives, les formes autogérées de la production du futur. Je ne dis pas qu’il est écrit comment produire le pain, comment produire les pâtes. Mais ce qui sera écrit, et qui l’est sûrement déjà, c’est comment organiser les groupes de quartiers, les liens citoyens, les représentations déléguées, les rapports fédéraux, comment organiser la défense et ainsi de suite.
Au contraire, l’instrument idéal et, dans certaines limites, pratiques, de l’organisation informelle est la réalisation du fait insurrectionnel, c’est-à-dire donner vie à des mouvements, autant que possible de masse, même s’ils sont circonscrits dans l’espace et limités dans le temps, qui aient comme nature l’attaque en masse contre les structures du pouvoir. Cette organisation insurrectionnelle, comme vous le voyez, n’est absolument pas un moyen qui puisse garantir le passage vers la société libre de demain. C’est simplement un instrument méthodologique à employer pour le développement de processus d’attaque contre les institutions du pouvoir, des processus les plus vastes possible. C’est-à-dire qu’ils partent de petites réalisations de nature limitée (un sabotage, par exemple), pouvant être faites par de petits groupes de compagnons, mais qui peuvent s’étendre dans un processus insurrectionnel, il s’agit de créer un fait insurrectionnel qui ait un mouvement le plus large et le plus articulé possible.
À l’intérieur de ce processus rien n’a une caractéristique de nature déterminée. Il n’y a pas un processus déterministe qui garantisse le passage de la phase A à la phase B. Ce n’est pas vrai du tout, comme cela a été affirmé quelques fois, que les anarchistes insurrectionnalistes soutiennent la certitude déterministe que l’on peut arriver à une insurrection généralisée à travers l’instrument insurrectionnel. Il y a tellement d’autres éléments qui peuvent y concourir, et la majeure partie, je dirais la quasi-totalité de ces éléments, n’est pas dans les mains des anarchistes insurrectionnalistes. Le reste est constitué des contradictions de la réalité, de l’extension et de la finesse de ces contradictions, de l’explosion improvisée, impensable, de possibilités inimaginables, que personne ne pouvait prévoir un instant auparavant, et qui soudainement se déchaînent et qui peuvent nous trouver dramatiquement non préparés.
Voilà pourquoi la méthode insurrectionnelle anarchiste n’a pas du tout les caractéristiques scientifiques du déterminisme que l’on constate quelques fois dans l’associationnisme libertaire, comme dans les tendances anglo-saxonnes d’horizons kropotkiniens.
Selon moi, les deux expressions de l’anarchisme que j’ai brièvement esquissé possèdent deux aspects parmi les plus significatifs de son développement historique et de sa signification contemporaine.
Ces deux âmes de l’anarchisme se sont souvent trouvés côte à côte. Il faut en effet se rendre compte que tous les deux accomplissent deux moments historiques importants. À condition qu’ils sachent vraiment ce qu’ils sont en train de faire et qu’ils ne soient pas trop pris par la préoccupation de savoir ce qui se passe chez l’autre.
Je ne dis pas qu’il y a eu dans le passé une vision correcte d’un côté et erronée de l’autre. Personnellement je suis un anarchiste insurrectionnaliste et je ne suis absolument pas un représentant d’une quelconque organisation de synthèse. Mais je parviens à me rendre compte que l’organisation de synthèse peut faire un gros travail informatif, de propagande, de pénétration parmi les gens, elle peut faire connaître ce que l’anarchisme signifie aujourd’hui etc. Et cela est très important, même si je reste convaincu qu’une bonne partie des structures de synthèse ont fait leur temps, surtout quand les lourdeurs organisatives et les scléroses internes s’accentuent toujours plus en l’absence d’une véritable situation de lutte.
Dans une époque où tous les partis changent d’habits, je ne vois pas pourquoi les anarchistes, qui ont toujours été autocritiques à la première personne, devraient insister pour maintenir une couverture, une cuirasse de nature substantiellement politique, dans leur expression d’organisation de synthèse.
À part cette critique, que je fais en tant qu’anarchiste insurrectionnaliste, je considère que le déroulement de la tâche classique, de la tâche historique de l’organisation de synthèse, peut encore aujourd’hui avoir un développement, bien que modeste.
À mon avis, l’organisation informelle possède une signification beaucoup plus importante. Une organisation qui, d’après moi, donne à tous les compagnons la plus grande liberté possible de s’entendre comme on le pense le mieux, de se voir de la manière qu’on considère la plus opportune, de discuter dans toutes les occasions où il y a une possibilité de discuter, pour se mettre d’accord, pour se lier ensemble et, principalement, pour créer ce lien fondamental qui est constitué par l’affinité, pour que l’on se comprenne et pour que, se comprenant, on se connaisse, et que, se connaissant, se développent alors les possibilités de faire quelque chose ensemble.
Ces deux voies, ces deux grandes âmes de l’anarchisme aujourd’hui, l’organisation de synthèse, spoliée définitivement de ses prétentions pratiques, la seconde, l’organisation informelle, finalement capable de regarder devant et de se développer sur la voie de l’approfondissement, de la connaissance réciproque de tous les compagnons intéressés sur la base de l’affinité, ces deux voies peuvent produire une contribution commune, vers la société de demain, qui devra naturellement être libre, autonome, privé de pouvoir, autogérée [3].
Merci pour votre attention.

 

Notes:

[1] Locution latine qui signifie l’homme est un loup pour l’homme.

[2]Le palais Montecitorio est un palais situé à Rome, qui est actuellement le siège de la Chambre des députés italienne.

[3]Si cette conclusion peut sembler surprenante aujourd’hui, il faut cependant avoir en tête que la situation du mouvement anarchiste en Italie à cette époque-là jouissait d’une effervescence considérable qui n’est pas imaginable aujourd’hui. De nombreux compagnons qui « faisaient beaucoup de choses », ou qui luttaient « parallèlement » avec de nombreuses situations fondées sur le concept d’affinité, appréciaient peu les spécifications qui ne pouvaient pas posséder la netteté qu’elles eurent par la suite (disons 5 ou 6 ans plus tard). A l’époque, les échanges qu’ont eu des anarchistes des sphères informelles avec des compagnons membres d’Organisations anarchistes ont débouché aussi bien sur des conflits physiques et des obstusités inébranlables que sur des discussions porteuses de participation active, quand bien même ces compagnons appartenaient aux mêmes Organisations. La proposition par laquelle se conclut cette intervention s’insérait dans ceci: suggérer un soutien mutuel indépendamment d’hypothèses plus ou moins lointaines (sachant que pour de nombreux compagnons l’exemple de la révolution espagnol n’était pas à écarter). [NdE]

 

L’anarchismo tra teoria e pratica, Alfredo M. Bonanno, transcription d’une conférence tenue le 14 janvier 1994 à la Faculté de Philosophie de l’Université de Florence. Publié dans Come un ladro nella nottte, Edizioni Anarchismo, (1999), 2ème édition septembre 2009.

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