Je est un autre

Un individu attentif aux oppressions sociales qui l’ont construit et qu’il pourrait reproduire devrait vouloir se lancer dans le pari de s’écouter soi-même, de trouver les mots appropriés, de choisir ce qu’il veut être, en se confrontant à ses peurs et en les dépassant, en faisant des choix et en se mettant en quête de possibilités d’attaque. Un individu qui se donne les moyens et les instruments de comprendre sa propre unicité et d’explorer sa propre différence, parvenant à se libérer du bourbier de la réalité multiple et en se mettant dans un mouvement de refus continu de toute place définitive et stable, des catégories qui sont des ghettos illusoires. Un individu qui trouve en lui-même son fondement et qui s’érige contre chaque institution et chaque sainteté, même celles qu’il s’est auto-imposé, dans un refus qui ne peut pas être seulement rationnel et logique, mais qui se nourrit de folie et d’instinct.
Dans cette aventure extrême il n’y a aucune garantie, à part nos désirs, qui puisse nous assurer ou nous soulager, ni celle artificielle de la société, ni celle de l’individualisme pensé comme un havre de paix, d’un unique qui se découvre une fois pour toutes.

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Ci-dessous, le texte de la brochure:

Je est un autre

Écrasée et comprimée, projetée par le reflet de la lumière blanchâtre et frontale de l’écran, l’ombre d’une personne assise sur une chaise de bureau commença à s’agiter et à se tortiller, dans le silence général des objets environnants et de ce corps humain domestiqué, indifférent aux évolutions de cette discrète compagne. Elle, l’ombre, cette moitié cachée amante des lumières et des perspectives, ce mystère nu de l’existence attaché aux pieds, ce reflet des individus singuliers dans le monde, parvint finalement, dans un puissant effort, à se libérer. Quelle fatigue ! Mais quelle liberté ! Finalement détachée de cette carcasse de corps, elle s’érigea derrière ce machin accroupi sur le clavier et se mit à l’observer. Elle aperçut, étonnée, une transparence inattendue de cette masse de chair compacte sur laquelle elle avait toujours fantasmé en termes d’existence. En proie à la stupeur, elle s’éloigna hagarde, mais aussi un peu amusée, descendit dans la rue déserte et commença à être assaillie de questions. Que lui arrivait-il ? Était-ce une blague ? Avait-elle découvert une ruse ? Laquelle ? S’était-elle laissé bercer par l’illusion de vérité de cette vie qu’elle accompa­gnait, qui sait depuis combien de temps ? Après un bout de chemin, l’ombre s’arrê­ta et s’accroupit au fond d’une ruelle, se faisant toute petite, comme elle savait si bien le faire. Excitée par ce nouveau mystère, avec une grande envie de le résou­dre et de le bouleverser, elle se mit à réfléchir sur chaque détail de son histoire, avec une grande attention, et commença par interroger le temps. Quel paradoxe, elle, qui avait toujours ignoré cette entité sur laquelle les humains déblatèrent sans arrêt, ce temps dont elle s’était toujours moquée, car la vie, on le sait, ne se préoccupe pas de l’histoire. Qu’est-ce que cette transparence signifie ? Peut-être qu’elle et son compa­gnon étaient en train de disparaître ? Elle cherchera des réponses en retraçant son parcours des quatre-vingts dernières années, au cœur du capitalisme européen.

On a vu qu’à peine libérés de la folie agenouillante du prêtre, les hommes acceptèrent en bloc les duperies du patriotisme. Au nom de principes nouveaux, ils reprirent l’antique collier. L’esclavage fut laïcisé, le collier peint aux trois couleurs. Qu’importe le dogme ! ce n’est, au vrai, qu’un procédé dément — on le nuance au goût de la peuplade. Mais déjà les couleurs pâlissent : on parle de l’humanité, d’une seule famille… Méfiance ! En l’honneur de cette famille-là, on s’apprête à truquer encore !…
Zo d’Axa

Marchant sur les ruines d’une Europe dévastée par la Seconde Guerre mondiale, les nuages du champignon nucléaire pas totalement dissipés, l’individu rescapé d’une des nombreuses horreurs de l’histoire pointait son regard vers un renouveau. Une conviction : la parabole de l’assujettissement total avait été interrompue. La non-personne, cette dissolution du moi théorisée et scientifiquement mise en acte par les états totalitaires du vingtième siècle, ne se reproduirait plus, du moins ici en Europe. Certains mots ne seraient jamais plus audibles ; comme ceux d’un dirigeant du Reich nazi, qui s’exclamait que « la seule personne en Allemagne qui a encore une vie privée est celle qui dort », pour instiller le poison de la démolition intime chez ses sujets, auxquels on inculquait comme une évidence la terreur de l’absence totale de choix ; l’individu pouvait uniquement se laisser écraser au bénéfice du pouvoir en place.
Non, maintenant l’individu allait travail­ler pour accéder au nouvel éden promis par le progrès, enivré par l’eupho­rie de la reconstruction, en se livrant aux mains des mécanismes de la démocratie marchande. Elle qui allait créer un lien direct et solide entre l’individu et la société grâce à la médiation d’un État (celui démocratique, qui en inventant le wellfare s’érigeait en arbitre exclusif de l’égalité des droits et des conditions), en dissolvant, à l’ombre du capital ces groupes sociaux à l’intérieur desquels les individus pouvaient se construire et partager une vision antagonique du monde.
L’État, ce pouvoir politique organisé comme instrument en défense des oppres­seurs, indis­pen­sable pour gérer la domination de certains groupes d’êtres humains sur d’autres, dans sa condition de santé maximale, la démocratie, fit preuve d’une grande capacité à réabsorber les contradictions et les difficultés, en étant capable de mettre en œuvre des modifications permanentes, en se transformant pour s’adapter à de nouvelles nécessités productives. Dans ce sens, l’idée d’une possible existence séparée de l’État libéral et du système économique, déjà mise en question lors des crises économiques des années vingt, fut définitivement écartée. L’État et la production capitaliste-industrielle allaient avancer ensemble, il deviendrait une seule chose, un unique projet vainqueur, qui atteignit le maximum de son succès dans les années soixante. La propagande féroce du nouveau modèle social, uniquement préoccupée de nourrir le cycle permanent du capital, alla de pair avec la diffusion d’un prétendu modèle de liberté individuelle, prêchant un individu réalisé non pas en tant que capable de s’autodéterminer librement, mais libre de produire et d’acheter, d’accéder à un bien-être matériel fait de biens produits par l’industrie (du frigidaire au lave-linge, de la télévision à l’automobile). Un nouveau phénomène apparut peu à peu, celui de la naissance d’un individualisme néolibéral qui allait se transformer en injonctions sociales les décennies suivantes, dans les années 70, 80 et 90. Si ce fut l’époque du surgissement du mythe de l’entrepreneur de soi-même, acteur de son succès économique grâce à sa performance individuelle, ce fut aussi celle du repli sur la vie privée et l’érosion progressive des espaces de vie collectifs. On put alors assister à la création et de la diffusion du magnétoscope, de la bande FM (avec la création de radios destinées à certaines communautés d’appartenance où chaque particularité abstraite peut trouver sa place dans une uniformité plus large et totale) et de l’ordinateur personnel d’IBM, nommé « homme de l’année » par le New York Times en 1982 dans une identification entre l’homme et la machine nullement anodine.

Au cours de ces vingt dernières années, la société et les équilibres économiques et sociaux ont changé, ce processus de fabrication d’un individu qui se complaît dans la conviction de sa propre liberté, en reproduisant en réalité un modèle voulu et créé par la société et par les intérêts du capital, n’a fait que s’approfondir.
Cela est frappant si l’on regarde, dans le monde de la production, les conceptions du travail qui circulent de nos jours dans la sphère sociale. Comme l’avaient fait d’autres institutions avant elle, notamment l’Église catholique, l’entreprise néolibérale s’est efforcée de construire l’intériorité de ses sujets pour les conformer à ses propres conditions, et cela a fini par donner pas mal de bons résultats. Qui est le bon salarié ? L’individu capable de s’épanouir et de se réaliser par le travail et dans le travail. Ce croisé de la « participation » valorise l’idée de pouvoir être entrepreneur de soi-même, entretenant un rapport marchand avec son quotidien, mais il vit aussi son exploitation comme une possibilité de s’impliquer, avec ses qualités et ses habiletés spécifiques, au succès de l’entreprise pour laquelle il travaille, dans une équation improbable entre le profit du patron et la réalisation personnelle. Le langage aussi véhiculera alors cette transformation : il utilisera le « nous » pour parler de l’entreprise, un « nous » qui va du manutentionnaire au cadre, reproduisant une rhétorique de l’inclusion qui fabrique une adhésion à sa propre exploitation aussi maladroite que répugnante.
Le pas décisif pour permettre le processus de construction de l’individu néolibéral tel que nous le connaissons actuellement a sans doute été l’avènement et la diffusion d’internet et des smartphones, au seuil du XXIe siècle. Cela a représenté, à l’échelle mondiale, un tournant important, suivi par la création des réseaux sociaux, et par le développement tentaculaire de la smartisation de chaque sphère de la vie humaine, des relations affectives et sexuelles, du monde du travail et de la sphère de la communication. L’évolution de ces nouvelles technologies, initialement conçues par le monde militaire, pour ensuite être recyclées et capitalisées dans un usage civil, a poursuivi sur cette voie : vendre la chimère de l’autonomie individuelle et de la centralité du soi à un individu pendu à l’illusion d’être toujours plus acteur de son destin.
L’ère de la publicité généraliste, capable de générer des besoins rapidement assouvis par les biens et la marchandise produite par le capital, a fait place à celle de la publicité visant d’abord des groupes sociaux spécifiques, puis individualisée (avec l’arrivée du big data). De nouvelles possibilités sont données à l’individu-consommateur pour entretenir des rapports individualisés avec les produits et les services, dans un processus de personnalisation au cours duquel l’individu est façonné par la société technologique d’une manière absolument nouvelle, et au nom d’une autonomie brandie comme une valeur absolue. Un écran de fumée qui cache une industrie d’êtres réduits au plus misérable dénominateur commun, à l’image des rêves « ordo-libé­ raux » les plus poussés, soucieux de transformer la société en un gigantesque marché. Dans l’ère du monde sur-mesure, l’individu n’est plus l’objet passif du cycle de la marchandise, mais il est inclus dans le processus industriel. Ce qu’on lui chuchote à l’oreille est moins un besoin qu’un désir, avec tout un ensemble de connexions et de liens plus complexes. Des désirs qui, encore plus que les besoins, sont le moteur de la croissance, donc de l’exploitation des personnes, de la destruction des écosystèmes et de la planète, et le nectar empoisonné dont se drogue l’individu, convaincu de jouer un rôle différent de celui de l’obéissance coupable (même là où il exprime une position « contre »).
Et si une rêveuse, ayant vécu sous le Troisième Reich, a imaginé dans un de ses cauchemars, terrorisée, une “machine” capable de contrôler les pensées comme un symbole de la domination sur le corps et sur les esprits, emblème de l’es­ ­ pion­ ­ nage ren­ ­ ­ ­ ­ du possible dans l’espace privé, c’est aujourd’hui une réa­ ­ lité généralement acceptée qui ne terrorise guère. Dans un processus de délégation extrême, la prise en charge et l’accompagnement des besoins d’un individu sont prin­cipalement administrés par le techno-monde et géré par des systèmes algorithmiques.

L’individu est au cœur d’un paradoxe terrifiant : il se pense libre de s’exprimer, de donner cours à ses tensions, de vivre plus en accord avec lui-même, alors qu’il ne fait qu’inscrire des parties toujours plus importantes de son existence dans un cadre normatif en béton, extrêmement codifié, qui enchaîne les êtres à des calculs algorithmiques, ne faisant que répondre à des objectifs autres bien déterminés. C’est la machine à prendre en charge la différence de chacun et chacune, voilà le rêve qui se réalise et qui institue l’illusion de liberté en même temps qu’une nouvelle normativité, qui incite l’individu à formuler ses préférences et inclinations auxquelles il sera ensuite rappelé sans cesse, car la production même se calibrera sur ces préférences codifiées, dans un processus qui l’isole de toute possibilité d’inconnu et donc de construction de soi-même en passant par la contradiction et le conflit interne : il est égal à soi-même, il plonge dans un énorme océan de choix tous aussi prévisibles.

Et à l’ombre de la flexibilité totale, d’une multiplicité de « choix » (voyages, loisirs, mode), de codes (vestimentaire, linguistiques ou expressifs), de goûts (musicaux, alimentaires, esthétiques, sexuels), de possibilité (vivez des « expériences » est l’injonction la plus diffusée), d’opinions politiques, d’identités ou de communautés auxquelles accéder ou adhérer, il me semble plutôt apercevoir à l’horizon une étendue d’hétéro­généité dans la soumission. C’est la réalisation des rêves de domination de l’économie et de la technoscience, qui continuent leur marche en chevauchant chaque « crise » avec enthousiasme, qu’elles soient économique, écologique ou sanitaire, avec l’approbation d’un État toujours plus clairement illibéral (le libéralisme politique est une carcasse de laquelle il semble vouloir se défaire) mais profondément dévoué au cycle des marchandises et du contrôle. Et les individus, affairés à trouver une veste faite pour eux, sélectionnent et s’approprient une identité préfabriquée parmi les nombreuses proposées, finissant par être tous plus égaux et normaux.

Une normalisation qui franchit la frontière intime et qui se reflète dans le monde extérieur, où les paysages se ressemblent toujours plus, où la diversité est pensée comme quelque chose en voie de disparition à préserver, muséifiée, donc tuée, où les trajets permettant la vitesse des déplacements sont toujours  plus homogènes et éliminent goutte à goutte la merveille du dépaysement à l’arrivée.
Et dans ce processus jamais conclu, qui pro­ duit une docilité extrême, les vieux foyers de la domination comme la famille et la religion ne disparaissent pas. Fort capables de s’adapter au présent, ils continuent de s’arti­culer avec les nouveaux systèmes, et de les consolider, servant d’exutoire pour cet individu plein de soi. Ces foyers continuent à représenter ces lieux à l’intérieur desquels, spolié du poids de cette unicité de façade, l’individu peut se retirer dans une identité collective rassurante.

« Voilà peut-être la clé de compréhension de cette transparence inattendue » – pensa l’ombre, qui se mit à marcher au milieu d’une foule en mouvement, prise par la frénésie du jour qui commençait. Elle s’en alla, sans se retourner.

 

Et l’Individu que j’indique, celui qui sait, celui qui pense, l’Évadé des galères sociales, celui qui ne montera plus dans les bateaux pavoisés de la religion et de la patrie, ne s’embarquera pas davantage sur les radeaux sans biscuit de la Méduse humanitaire.
As-tu compris, citoyen ?
L’idée de révolte, ainsi, n’est pas une quelconque manie, une foi nouvelle destinée à tromper encore tes appétits et tes espoirs. C’est l’individuelle énergie de se défendre contre la masse. C’est l’altière volonté de vivre. C’est l’art de marcher tout seul
Endehors — il suffit d’oser !
Zo d’Axa

Que faire avec ce récit et avec ces sombres constatations ?
Que cela soit clair, il ne s’agit certainement pas de se résigner face au constat d’une standardisation d’un être humain tentant encore à tout prix de se penser comme un individu autonome. Le fatalisme, qui amène à voir le cours de l’histoire comme une nécessité inéluctable n’est pas mon compagnon de voyage, mais c’est une idée voulue et nourrie par toutes les formes de pouvoir pour cultiver un jardin de sujets résignés.
Il s’agit au contraire, ici, de se forger des armes, et tant qu’elles resteront de l’encre, elles ne seront que discursives, nous devrons alors les transformer en action, en pratique, en matériaux dangereux. Si une réflexion sur les perpétuelles restructurations du sys­tème peut nous aider à identifier les points névralgiques de son existence à attaquer pour ouvrir des brèches de chaos et de désordre, il est tout aussi important de réfléchir sur les moyens que l’ordre techno-capitaliste se donne pour absorber et domestiquer même les formes de contestations qui peuvent émerger. Il me semble que le rôle des anarchistes est aussi de creuser ces contradictions, de chercher par différents moyens à les rendre visibles et à les frapper.

La gauche et la parcellisation de la lutte qu’elle a proposée au fil du temps (ouvriériste, prisonniériste, indigéniste, féministe, antiraciste, antifasciste, LGBT, écologiste…) sont un réservoir de catégories qui ont été au fur et à mesure phagocytées et récupérées par l’ordre politique, économique et social dans le marché des idéologies et des identités. Aujourd’hui plus que jamais, les combats de chaque catégorie d’opprimés ou opposants, dans leur quête de légitimité reconnue socialement, peuvent se défaire de ce bagage encombrant et perturbateur qu’est la subversion. Dans la marche vers la reconnaissance des droits et l’amélioration des lois (quelle possibilité incroyable pour l’État, afin de dissimuler l’oppression !), entre un hashtag et un autre, une campagne hollywoodienne et une manifestation colorée et festive, la rhétorique officielle parvient à faire passer ces revendications, désormais privées de toute conflictualité, jusqu’aux chambres de la politique institutionnelle (souvenez-vous de la comédie de la maire de Paris prête à aller payer fièrement et en personne une amende de quatre-vingt mille euros pour avoir nommé trop de femmes à des postes de direction dans son équipe). Soyez ouvrier, indigène, femme, homosexuel, lesbienne ou trans, et revendiquez le droit à votre intégration dans la normalité : vous en trouverez pour vous accueillir les bras grands ouverts.
Mais c’est du réformisme, me dira-t-on, nous l’avons toujours démasqué et combattu. Certes, et nous devons continuer à le faire.

Si aujourd’hui plus que jamais il faut une grande dose de naïveté ou d’opportunisme politique pour se mettre en quête de sujets révolutionnaires en se disant que c’est grâce à la mobilisation de certaines catégories de populations soi-disant subversives que la société, ses normes et sa réalité vont être bouleversées, il est toutefois vrai que cette perspective a été historiquement celle d’une grande partie de la gauche révolu­tionnaire. Mais qu’en est-il des anarchistes aujourd’hui ?

Ce qui me semble moins évident, et peut-être moins consensuel, c’est le pressentiment qui m’amène à cogiter et à écrire ce texte, celui qui me laisse dubitative sur des manières qui semblent aujourd’hui s’affirmer dans les milieux radicaux, sur certaines critiques qui sont soutenues.
Beaucoup d’entre nous se sont rapprochés de l’anarchisme en poursuivant une urgence personnelle, amenant à se dresser contre un aspect de la domination perçu comme une injustice, par exemple la prison, le patriarcat, l’exploitation humaine ou animale, l’aliénation technologi­que, la destruction de la planète etc. Dans ce sens, le fait de vivre sur sa propre peau ou de percevoir une oppression (dont l’absence est aujourd’hui formalisée comme un privilège ou le péché originel) ne devrait entraîner aucune forme de valorisa­tion, de stigmatisation ni de création d’un statut social. Ce qui fait la différence c’est la volonté individuelle de se révolter contre une oppression, vécue ou reconnue, de s’auto-­organiser avec d’autres en refusant les instruments de la politique et des lois, de créer des possibilités d’action directe qui nourrissent ces tensions émancipatrices. Néanmoins, quel que soit le parcours entrepris, quelque chose change quand l’on commence à entrevoir, sur le chemin de l’anarchie, la plénitude d’un combat sans quartier contre toute autorité et toute oppression, où tous les rapports de domination entremêlés les uns aux autres sont visés, dans une perspective qui bouleverse l’ensemble de l’existant. Il ne s’agit certes pas de penser l’anarchie comme une destination paisible, où l’on débarque une fois pour toutes, épanouis par une plénitude de sens. C’est au contraire un mouvement constant traversé par des conflits, des échanges et des confrontations.

Parmi les normes et les oppressions que nous devons combattre il y a par exemple celle qui emprisonne l’individu dans un rôle social et un genre lui étant attribué par la société, sur la base du corps et du sexe de sa naissance, dans lequel il est élevé et domestiqué par l’impo­sition des comportements et d’imaginaires façonnés, entre autres, par les institutions familiales, religieuses et scolaires. En luttant donc contre la logique patriarcale qui se niche derrière de nombreuses instances, jusque dans nos rapports, afin qu’ils ne soient plus médiés par ces catégories. Imaginant des corps libres de jouer, de se découvrir, et d’être ce qu’ils désirent tandis qu’ils se déchaînent dans une lutte libératrice et destructrice.
Nous sommes contre les catégories et les identités qui visent à façonner notre individualité, mais il me semble aujourd’hui que la prolifération de mots posés sur les vécus individuels, voulant restituer une pluralité de rapports au corps, à la sexualité et à la manière d’envi­sager les rapports en circulation dans les « milieux radicaux » véhicule un vocabulaire qui, en plus de tenter de faire exister un vécu voulant trouver des mots pour s’exprimer, risque de créer de nouveaux standards, de nouveaux codes d’identification. Ceux-ci, cantonnant chaque individu dans des catégories aussi contraignantes et définitives, ne se réduisent souvent pas au seul champ du langage, et peuvent finir par produire une forme d’uniformisation des conduites de chacun.
Une phrase d’Albert Libertad résonne en moi à ce propos ; en affirmant que les anarchistes ne croient pas à la liberté innée, mais pensent à la liberté comme quelque chose de niée qu’il faut acquérir par l’effort et la volonté, en exhortant les compagnons à ne pas se laisser pendre pas la magie des mots il écrivit « les anarchistes ne doivent pas vouloir le mot mais la chose ».
Le repli dans le cocon de l’identité qui codifie les conduites et les désirs individuels est un spectre qui frappe aussi à nos portes : adhérer à la manière d’être et de penser qui est valorisée dans un certain « milieu », car l’inclusion nous berce dans l’illusion d’avoir le sens et la valeur que nous n’arrivons pas à trouver en nous-même et dans notre agir.

Ce risque ne se retrouve pas uniquement dans la question du genre, mais se pose aux anarchistes de manière beaucoup plus générale. N’est-il pas vrai, par exemple, que voir le « mouvement anarchiste » comme un tout organique et cohérent, comme un lieu totalisant où peuvent à la limite se reconnaître des tendances bien claires et définies une fois pour toutes, le ferait mauditement ressembler à un parti ou une organisation de synthèse ? Ne faut-il pas combattre aussi cette homogénéisation, ou cette petite voix qui pourrait pousser un anarchiste ou une anarchiste à s’aligner sur une seule manière d’être, de parler, de penser, même de s’habiller, de gérer son temps, ses affects, ses passions, car c’est ainsi que l’on est bien accepté dans la grande famille, parce que tout cela semble tellement rassurant. Ce sont des dynamiques qui existent, et il me semble parfois entrevoir dans ces scléroses les reflets des pâles lueurs de ce monde que nous voulons détruire, celui de la norme immobile et du libéralisme des possibilités donnés.

Est-ce cela que nous voulons ?
Bien sûr que non, voilà pourquoi il me semble très important de réaffirmer un anarchisme qui soit encore capable de mettre l’individu et la diversité au centre de son sens, et qui continue à vivre et à s’exprimer sur le plan de l’action et de l’attaque.
Un individu attentif aux oppressions sociales qui l’ont construit et qu’il pourrait reproduire devrait vouloir se lancer dans le pari de s’écouter soi-même, de trouver les mots appropriés, de choisir ce qu’il veut être, en se confrontant à ses peurs et en les dépassant, en faisant des choix et en se mettant en quête de possibilités d’attaque. Un individu qui se donne les moyens et les instruments de comprendre sa propre unicité et d’explorer sa propre différence, parvenant à se libérer du bourbier de la réalité multiple et en se mettant dans un mouvement de refus continu de toute place définitive et stable, des catégories qui sont des ghettos illusoires. Un individu qui trouve en lui-même son fondement et qui s’érige contre chaque institution et chaque sainteté, même celles qu’il s’est auto-imposé, dans un refus qui ne peut pas être seulement rationnel et logique, mais qui se nourrit de folie et d’instinct.
Dans cette aventure extrême il n’y a aucune garantie, à part nos désirs, qui puisse nous assurer ou nous soulager, ni celle artificielle de la société, ni celle de l’individualisme pensé comme un havre de paix, d’un unique qui se découvre une fois pour toutes.
L’individu qui agit en cherchant à découvrir ses propres différences et à suivre ses tensions, n’est nullement isolé, malgré le cliché facile depuis toujours brandi par ses détracteurs (et par quelques-uns de ses défenseurs). La constatation de la différence, la sienne et celle des autres, qu’il rencontre sur le chemin de la révolte et dans une dimension révolutionnaire, ne mène pas à un œcuménisme bien-pensant, où tout affrontement est évité dans la contemplation respectueuse de l’autre. Il y a d’un côté l’échange entre compagnons, entre positions différentes que l’on reconnaît et respecte comme une source d’idées et de possibilités prêtes à nous fournir des stimulations pour être plus dangereux pour l’autorité, de l’autre il y a la capacité à assumer le conflit et l’affrontement, et puis il y a la possibilité de construire quelque chose d’intensément autre : l’affinité. Là où les individus pris dans ce mouvement qui les amène à centrer leur agir contre ce monde sur leur désir et leur tension, se rencontrent, se choisissent pour un moment ou pour un bout de chemin, le font en reconnaissant leurs points communs et leurs différences, se donnent un projet sans pour autant constituer aucune structure fixe, attaquent et agissent en s’inspirant et en inspirant dans une spirale vertueuse d’autres anarchistes, et peut-être d’autres rebelles, insoumis face à l’ordre établi. Ils s’unissent, oui, dans une union et non pas une unité, ils n’agissent pas dans le monde des catégories prêtes à formaliser et à figer, mais frappent dans la concrétude de l’action, et vérifient sans arrêt le sens qu’a pour chacun la projectualité qu’ils se sont donnée, en protégeant l’informalité de leur union, attentifs à garantir la spécificité de chaque individu, veillant au risque jamais absent de spécialisation, de hiérarchie, d’automatismes, de fixation de rôles et d’uniformité de pensée et d’action.

Qu’en sera-t-il alors de cette ombre confrontée à la terrible disparition d’une partie d’elle-même, convaincue d’exister, nourrie par la société avec cette ambroisie d’individualisme libéral, et destinée à se noyer dans l’océan du conformisme ? Peut-être s’éteindra-t-elle définitivement, ou bien elle trouvera une échappatoire dans le refus de l’imposition de cette fausse image d’elle-même, peut-être qu’un autre unique en quête de liberté lui suggérera sans le vouloir par son agir un chemin à entreprendre…

Jade

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