Makhno et la question de l’organisation – Alfredo M. Bonanno

Il n’y aura pas de victoire possible pour les anarchistes, il n’y aura dans le futur aucune société libre capable de surgir d’un seul coup, de manière complète, comme Athéna de la tête de Zeus. Peut-être que rien de cette société-là n’existe aujourd’hui dans les élaborations théoriques des anarchistes. Peut-être que rien de cela ne sera jamais visible, malgré toutes les victoires que nous pourrons accumuler en renforçant nos organisations ou en rêvant à d’autres, plus à mêmes de répondre aux exigences de la révolution. Au plan militaire, gagner n’est parfois rien de plus qu’une satisfaction secondaire, un soupir de soulagement dans la sombre lueur d’une impasse où tombent les têtes des ennemis qui nous courent après depuis toujours. Et après ? Que trouverons- nous après, dans nos cœurs ? À partir de quoi construirons-nous la société de demain, si ce n’est à partir de ces excès de liberté que nous aurons réussi à insuffler dans les moyens destructifs que nous employons aujourd’hui ? Que serait-il arrivé si les anarchistes avaient réussi à défaire l’Armée rouge et si le modèle makhnoviste des communes libres s’était répandu à travers toute la Russie ?

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Ci-dessous, le texte de la brochure:

 

Makhno et la question de l’organisation

 

Bien que toujours vivante dans nos coeurs, l’expérience historique et humaine des anarchistes russes se perd dans la nuit des temps. Quelques décennies à peine sont passées, mais c’est comme si la poussière des siècles s’était accumulée sur ces événements, nous empêchant de les comprendre. La figure de Makhno apparait comme un chevalier sans peur et sans reproche, galopant à la tête des insurgés ukrainiens, invincible, imprenable, victorieux dans toutes les batailles : d’abord contre les blancs de Denikine ou de Wrangel, puis contre l’Armée rouge de Trotsky.
Vu le grand besoin de mythes révolutionnaires qui semble perdurer chez tant de compagnons, l’affaire pourrait en rester là : toute activité hagiographique qui frôle l’interprétation historique, même en la recopiant, aide à vivre et parfois à mourir. Mais est-ce vraiment ce que nous souhaitons faire en rééditant ces Mémoires de Makhno ?
Je ne sais pas. Comme toujours, face aux mémoires et au récit de faits du passé, en particulier lorsque ces faits nous touchent de près, il semble indispensable de prendre en compte la situation actuelle, l’air que respirent aujourd’hui tous ceux qui rêvent encore à la révolution, et pas celui des idiots et des imbéciles. Si ce besoin a un sens, cela signifie reprendre les fils 1à où ils ont été interrompus – en les reprenant des mains des compagnons insurgés d’autrefois -, et continuer à les tisser, aller de l’avant, bien entendu dans des conditions différentes.
Aujourd’hui encore, certaines personnes ressentent une fascination pour les grandes structures, comme c’était à l’époque le cas de Makhno – et davantage encore de son plus proche compagnon, Archinov. Une fascination de l’organisation forte et complexe, dotée de moyens et d’hommes, de stratégies et de programmes détaillés, ainsi que d’un nom ronflant, capable de produire des déclarations menaçantes, de faire paniquer les forces de répression par le seul souffle de ses initiatives vengeresses, sinon par la simple menace d’ouvrir le feu. Et plus la situation générale du mouvement semble déchirée par mille incompréhensions et diatribes de basse-cour, plus chacun accuse l’autre de rechercher la respectabilité et de baisser la garde, plus les mots mêmes, pris isolément, finissent par perdre leur sens et devenir abscons, presque cryptographiques, en étant le plus souvent dictés par la suspicion, et plus l’organisation et son renforcement à l’infini sont considérés comme la panacée contre tous les maux. Cette prothèse étend son ombre maléfique et nous fait nous sentir forts et non plus des roseaux pliés par le vent ; puis viennent d’autres suspicions, alimentées par la force de la prothèse, contre les compagnons qui auraient l’audace de la refuser, de la critiquer, de la voir comme un alibi et un signe supplémentaire de faiblesse.
Dans ce premier volume des Mémoires de Makhno, qui est traduit et publié ici pour la première fois en anglais, il fait constamment référence à l’organisation inefficace ou absente des anarchistes russes, soulignant le fait que les choses auraient été différentes (à partir de mai 1917) si cette organisation avait existé et fonctionné correctement. Makhno écrit ainsi : « A Petrograd, à Moscou et dans d’autres villes industrielles, les anarchistes s’étaient portés à l’avant-garde des matelots, des ouvriers et des soldats. Mais désorganisés comme ils l’étaient, ils ne purent prendre dans le pays une influence révolutionnaire comparable à celle des deux partis qui avaient fait bloc, toujours sous la direction de l’astucieux Lénine. Ceux-là savaient exactement, dès cette époque, ce qu’ils voulaient et sur quelles forces et quels dévouements compter » [1]
En fait, comme j’ai souligné à plusieurs reprises, la question d’une organisation forte n’est pas seulement un faux problème dans le contexte des anarchistes russes, mais elle l’est aussi en général. En disant cela, avec toutes mes interventions critiques précédentes allant dans ce sens, je n’ai pas voulu sous-estimer l’importance du problème de l’organisation, mais seulement faire remarquer qu’il ne peut en sortir aucune indication pour les problèmes de la révolution, et encore moins celui que de nombreux compagnons attendent : l’affrontement entre deux formes d’organisation et la victoire finale des forces révolutionnaires. Plus les années passent, plus le capital trouve de nouveaux modes de restructuration et de modernisation, plus il résout les problèmes qui lui semblaient hier encore insurmontables, et plus on réalise qu’en fin de compte, ce n’est pas une partie au niveau de la force organisationnelle (militaire et productive) qu’il faudra jouer, mais une partie complètement différente. Une partie où la créativité des nouvelles formes productives, leur capacité extrême à toujours trouver des solutions différentes, et l’effort strictement militaire “ de la lutte révolutionnaire se recouperont avec la généralisation de l’affrontement, c’est-à-dire avec la participation des masses à l’affrontement, des milles manières où cette participation sera possible.
Les compagnons russes – et le texte de Makhno est à l’évidence imprégné de l’atmosphère révolutionnaire de ces années – ne pouvaient pas voir avec clarté ce que nous voyons maintenant de manière simple et linéaire. Pour eux, la solution principale consistait donc à renforcer l’organisation. Makhno l’a dit à plusieurs reprises, puis Archinov portera le problème à ses conséquences extrêmes. Aujourd’hui, il serait vraiment déplacé de répéter les mêmes affirmations uniquement parce qu’elles sont baignées de l’aura du prestige révolutionnaire d’un grand guérillero. Ce serait lire les pages qui suivent dans une logique hagiographique et non pas à la lumière critique de la pratique, la seule qui compte pour les anarchistes qui réfléchissent à ce qu’il est nécessaire de faire aujourd’hui, en ne se limitant pas à discuter de ce qui aurait dû être fait hier.

Dans ces Mémoires, on rencontre également le problème latent du « front populaire », latent parce qu’il n’apparaît vraiment à la surface qu’à quelques reprises, mais sous-tend tout le récit. Makhno écrit : «… nous devions malgré tout nous résoudre à former un front unique avec les forces gouvernementales. Fidèles à nos principes, nous saurions surmonter toutes les contradictions et, ayant anéanti les forces noires de la réaction, conduire la révolution à son plein achèvement pour le plus grand bien de l’humanité asservie.» [2] Les nombreuses forces qui luttaient contre la répression – toujours sur le point de s’emparer du pouvoir – comprenaient les socialistes-révolutionnaires, les indépendantistes ukrainiens et les bolchéviks, en un mélange à chaque fois différent d’un point de vue strictement militaire. Dans une situation de ce genre, lorsqu’on se trouve face à un ennemi commun, comme cela devait arriver plus tard en Espagne, il ne fait aucun doute que les anarchistes doivent se décider : ou lutter seuls, ou participer au « front » commun avec les autres soi-disant adversaires de la réaction déchaînée. La décision a toujours été controversée. Il y à eu (et il y a encore) ceux qui défendent le front commun, et il y a eu (et il y a encore) ceux qui sont en faveur de l’autonomie de la lutte, c’est-à-dire de l’organisation anarchiste spécifique et de la formation de structures organisationnelles de masse où les anarchistes se trouvent aux côtés des gens en lutte, et pas dans l’appareil de parti ou dans des structures spécifiques dirigées par des fonctionnaires plus ou moins déguisés en leaders populistes.
Ce problème risque de se terminer de la même manière que le point précédent. Ceux qui se laissent séduire par l’efficacité, pensant que la seule solution possible face à la faiblesse et à l’inefficacité des anarchistes est une organisation forte, ne pourront que saluer avec joie le « front » qui (en apparence) multiplie cette force et rend possible cette efficacité. La conclusion est inéluctable. La voie du militarisme frontiste est ouverte. Mieux même, plus les actions menées seront grandes, plus elles apparaîtront significatives aux yeux désormais déformés par le point de vue militariste, plus cette décision en sera renforcée, et plus on s’éloignera des pratiques vivantes de la généralisation anarchiste de l’affrontement.
Un examen attentif des faits devrait pourtant conduire à d’autres solutions, en particulier à la lumière des expériences russes et espagnoles. Je ne dirais pas un refus, a posteriori, du choix frontiste, mais au choix systématique et préventif d’attaquer sans perdre de temps toutes les tentatives autoritaires visant à contrôler les forces révolutionnaires, d’où qu’elles viennent et sous n’importe quel sigle elles se camouflent. Dès les premiers jours de la révolution. C’est précisément possible, et donc efficace en terme de réduction du danger des contre-révolutionnaires qui se cachent parmi les révolutionnaires, parce qu’au début, ces forces sont minimes. C’est juste une question de quelques individus, de petits regroupements à peine visible au sein de la marée montante de la généralisation de l’affrontement, du chaos et de la destruction. C’est le moment d’empêcher que ces petits îlots de pourriture autoritaire ne prennent de la force petit à petit, et puis, profitant de l’inévitable baisse de tension révolutionnaire qui arrive après les premiers temps, ne jettent le discrédit sur les formes auto-organisées et ne proposent à leur place celles contrôlées par des fonctionnaires de parti. Mais cette action préventive ne peut être réalisée que par des compagnons anarchistes qui ne se font aucune illusion à propos de la nécessité d’une grande organisation, et donc qui pensent le problème organisationnel dans des termes différents : de petits groupes, simples noyaux de base composés d’anarchistes et de non-anarchistes, reliés par des structures informelles, côte à côte avec des actions de groupes anarchistes basés sur l’affinité. En un mot, une organisation agile et informelle, sans rien de la lourdeur des grandes fédérations qui prétendent gérer le nouveau monde s’ouvrant avec l’avènement de la révolution. Cette perspective est donc basée sur l’autonomie de la lutte.
Une telle autonomie implique une orientation informelle, et non pas le choix d’un front unique, d’une menace de masse destinée à faire peur aux forces répressives. Car comme nous l’enseigne l’amère expérience, la répression n’est jamais effrayée, à moins de se trouver dos au mur. De plus, comme le montre l’exemple même de Makhno, niant donc dans les faits ses propres inquiétudes organisationnelles, au moins au plan militaire, l’organisation informelle de noyaux de base structurés de façon autonome avec un minimum de coordination, s’est avérée la meilleure réponse à la répression.
Il est malheureusement difficile d’extirper de l’esprit de certains compagnons le modèle de l’efficacité à tout prix dont les autoritaires de toujours se sont faits les porte-drapeau, des jacobins aux marxistes qui survivent ici et là à travers le monde pour conduire au gouffre les dernières résistances des peuples opprimés. Ce modèle est en cours également parmi nous, si bien que nous assistons encore à de petites représentations qui tentent d’imiter la truculence verbale d’antan, par ailleurs sans même avoir la force des faits qui accompagnaient et renforçaient cette truculence. Lorsque l’histoire se répète, s’il S’agissait d’abord d’une tragédie, elle devient ensuite une farce.

Mais revenons à la question de l’organisation.
L’auteur de cet article n’est pas opposé à tout type d’organisation, il défend depuis longtemps la nécessité de l’organisation, sans laquelle il n‘y a pas moyen d’agir, pas même pour accroître les conditions initiales à l’essor de l’autonomie de l’individu, qui sont essentielles au processus révolutionnaire. Mais cela ne dit pas grand-chose. L’organisation est un moyen et, dans certaines limites, elle démultiplie la force de chaque individu, produisant cette nouvelle force collective que ces individus singuliers ne pourraient jamais espérer obtenir par la banale addition des désirs de tous. Cela dit, cette force en question peut se voir gaspillée en vain, c’est-à-dire être perdue dans les méandres d’une bureaucratie involontaire qui finit par l’étouffer. Plus l’organisation grandit et s’articule, et plus se développe en son sein une chaîne de ramifications et de contrôles réciproques qui rendent impossible l’efficacité même qu’on recherchait au début.
D’un autre point de vue, une fois cette route prise, il n’y a pas de retour en arrière possible. En d’autres termes, il n’existe aucun moyen d’atténuer les effets d’une hypertrophie organisationnelle. On n’obtiendrait pas une meilleure organisation en réduisant les contrôles et les ramifications, mais une organisation inefficace, c’est-à-dire un poids mort, quelque chose qu’il vaudrait mieux jeter à la poubelle.
Une organisation informelle, déterminée de façon autonome et exempte de conditions externes comme d’organigrammes internes, doit naître informellement dès le début, elle ne peut pas attendre qu’un coup de baguette magique ou que l’œuvre de quelque théoricien la rende ainsi.
L’autre point essentiel est la conflictualité permanente : il ne s’agit pas d’attendre des décisions unanimes ou des ratifications fédérales, mais d’attaquer tout de suite, sur la base des décisions prises par les seuls groupes d’affinité ou de noyaux de base, ayant un minimum de liens entre eux, sans attendre que quelque individu ou comité donne la suggestion pratique ou l’illumination théorique sur où et comment attaquer. Ce n’est pas un hasard si Makhno, qui a suscité une sympathie sans faille de guérillero anarchiste presque tout au long du siècle, était appelé « Batko », c’est-à-dire « Pére » par ses propres compagnons, nom donné à tout « condottiero » [3] en Russie. Là comme ailleurs, si on ne veut pas accepter Un rôle (et le peuple a des idées très schématiques en la matière), il ne faut pas se mettre en condition de ne pas pouvoir le refuser.
Makhno lui-même y fait référence en parlant de ses rapports avec le mouvement paysan, racontant que «…les uns et les autres jugèrent bon de me réserver l’initiative, et que je garde les rênes de ces diverses organisations »[4].
En tant que figure charismatique, un « condottiero », même s’il est résolu à ne faire un mauvais usage de son pouvoir, par exemple à ne pas le gérer pour renforcer ses privilèges personnels (c’est incontestablement le cas de Makhno, mort dans la misère à Paris), n’en reste pas moins un « condottiero », et sa crédibilité, dont sa renommée découle et se nourrit, vient du fait qu’il est capable de conduire à la victoire. Mais qu’est-ce que signifie conduire à la victoire ? En général, au niveau strictement militaire, cela veut dire résoudre un conflit armé en tuant plus d’ennemis que la quantité de compagnons qui se mettent en danger dans ce dessein. Une comptabilité qui finit toujours par n’enregistrer que des pertes. Personne ne gagne, tout le monde est vaincu. La seule justification morale de l’attaque est la nécessaire destruction de l’ennemi, et non pas de remporter la victoire sur lui. Ces deux aspects ont souvent été confondus l’un avec l’autre. Détruire l’ennemi signifie rendre ses projets de contrôle et de domination impossibles, instaurer un nouveau monde est quelque chose de différent, même si cela doit passer par la porte étroite de cette destruction. Un monde nouveau ne se conquiert pas par la victoire. En s’emparant de tout ce que l’ennemi possède, y compris sa vie, on ne construit pas un monde meilleur, si on finit ensuite par raisonner avec les mêmes idées que lui, légèrement repeintes d’une autre couleur. C’est en portant, ici et maintenant, des idées et des sentiments différents dans nos coeurs que nous bâtissons différemment un monde nouveau, non pas en prenant exemple sur le succès apparent d’un appareil de pouvoir qui nous domine, et en rêvant qu’il soit capable de travailler dans un second temps à notre service, pourvoyant à nos faiblesses et enterrant nos ennemis à notre place.
Il n’y aura pas de victoire possible pour les anarchistes, il n’y aura dans le futur aucune société libre capable de surgir d’un seul coup, de manière complète, comme Athéna de la tête de Zeus. Peut-être que rien de cette société-là n’existe aujourd’hui dans les élaborations théoriques des anarchistes. Peut-être que rien de cela ne sera jamais visible, malgré toutes les victoires que nous pourrons accumuler en renforçant nos organisations ou en rêvant à d’autres, plus à mêmes de répondre aux exigences de la révolution. Au plan militaire, gagner n’est parfois rien de plus qu’une satisfaction secondaire, un soupir de soulagement dans la sombre lueur d’une impasse où tombent les têtes des ennemis qui nous courent après depuis toujours. Et après ? Que trouverons- nous après, dans nos cœurs ? À partir de quoi construirons-nous la société de demain, si ce n’est à partir de ces excès de liberté que nous aurons réussi à insuffler dans les moyens destructifs que nous employons aujourd’hui ? Que serait-il arrivé si les anarchistes avaient réussi à défaire l’Armée rouge et si le modèle makhnoviste des communes libres s’était répandu à travers toute la Russie ? Peut-être que cette société libre aurait pris pieds et se serait développée, et que nous n’aurions pas assisté à toutes les horreurs du socialisme réel (horreurs encore sous les yeux de chacun) ? Peut-être. Mais seulement grâce à la présence d’autres forces, créativement différentes, développées par ce noyau communautaire de départ, des forces uniquement significatives en étant capables immédiatement de se débarrasser de toutes les illusions du front populaire. Dans le cas contraire, les anarchistes auraient été des « condottieri » et des oppresseurs, comme n’importe quels autres bureaucrates de parti suffisamment idéologisés.
Rester prisonniers de l’idéologie de la victoire signifie ne pas comprendre qu’une minorité active, quelle qu’elle soit, ne peut jamais vraiment gagner, puisque cette victoire même voudrait dire la défaite de toute possibilité de liberté généralisée. Si on veut parler de gagner, cela doit en premier lieu être le fait des masses en révolte, librement associées dans de nouvelles créations sociales, capables de donner naissance à différentes et incroyables formations vitales, d’une espèce qu’aucune imagination, même la plus débridée, n’est en mesure de concevoir à partir de l’écorce répressive qui nous oppresse et nous entoure aujourd’hui. Si c’est une minorité de spécialistes qui gagne, même plus ou moins assistée de groupes de gens sensibilisés aux niveaux idéaux de liberté par la propagande, il subsistera toujours un énorme reste de personnes qui subiront ces nouvelles idées, et cette soumission sera d’autant plus terrible que les nouveaux porteurs de vérité seront convaincus d’être détenteurs de la meilleure solution possible à la question sociale. Il n’existe pas de pire oppresseur que la vertu prenant la place du vice.
Donc, si d’une part les problèmes organisationnels sont importants pour ne pas rester désarmés face à la répression, ils doivent d’autre part être considérés pour ce qu’ils sont, un moyen comme tant d’autres, et pas l’objectif principal. La lutte a beaucoup de nuances et un seul objectif : agir de manière à ce qu’elle devienne la plus généralisée possible. Voilà la véritable tâche des révolutionnaires : commencer, développer l’affrontement, assumer l’honneur et les difficultés du début, comprendre avant tout le monde ce que tous les autres prennent plus de temps à voir. Et sans attendre, sans délai, passer à l’attaque, mais sans tomber dans l’illusion d’un combat mené à deux entre d’un côté la répression et de l’autre la minorité active (plus ou moins consciente de ses propres limites et potentialités).
Cette tâche est indissociable d’une autre, celle du lien à entretenir entre la production agricole et la production industrielle, souvent montré dans les Mémoires de Makhno comme une solution au problème économique, problème qui s’exprimait à son époque en termes du rapport à établir et à préserver entre les campagnes et les villes. Il écrit notamment : « La séance se passe à discuter cette thèse : établir les échanges entre la ville et les villages sans les bons offices des autorités politiques de l’État. L’expérience était faite : sans intermédiaires, les villages parvenaient mieux à comprendre les villes, et les villes les villages. Deux classes de travailleurs pouvaient s’accorder sur ce but commun : retirer à l’État tout pouvoir public, abolir son autorité sociale – autrement dit, le supprimer.
A mesure que cette grande idée prenant corps parmi les travailleurs de la région, mieux ils comprenaient la valeur théorique des échanges directs, plus ils affirmaient leurs droits à les pratiquer, et plus ils secouaient le joug des principes autoritaires.
En même temps, ils trouvaient là le moyen de saper efficacement les bases capitalistes de la révolution, vestiges des temps tsaristes. De sorte que, lorsque toutes les étoffes eurent été reparties, la population de Gouliaï-Polié envisagea les moyens de généraliser les échanges aux autres articles de première nécessité, et ce en quantité suffisante pour toute la région. Ainsi, elle démontrait que la révolution ne se contentait pas de détruire les bases du régime bourgeois et capitaliste, qu’elle songeait à établir les fondements de la société nouvelle, de l’égalité qui ferait grandir la conscience des travailleurs, au point qu’ils consacreraient leur vie au triomphe de la justice. »[5]

Ce problème se présente aujourd’hui de manière beaucoup plus complexe, et de nombreux compagnons préfèrent le considérer sous les aspects qu’il emprunte en phase de développement ou de restructuration du capital. Mais lors de la phase révolutionnaire, qui a donc déjà coupé net la plupart des aspects essentiels qui garantissent le bon fonctionnement du capital en régime normal – comme par exemple la prépondérance de la structure et du mécanisme des transactions financières -, le problème redevient primordial. De nombreux pans des actuelles technologies de l’information deviendraient par exemple complètement hors d’usage. Et de ce fait, ils bloqueraient ou détruiraient une partie considérable de la production, cette même partie qui ne peut pas être ramenée rapidement à une question de la production ou de la consommation basée sur des mécanismes administratifs plus simples (sinon primordiaux).
Encore une fois, il ne s’agit pas d’imposer par la force un modèle de fonctionnement : l’échange autogéré et libre par exemple, d’autant que ce modèle – que les anarchistes ont toujours porté – pourrait se révéler inapplicable, disons dans des conditions de lutte encore en gestation, dans des situations où demeurent des intérêts peu clairs que les forces réactionnaires du capital maintiennent en vie, des mélanges confus en voie de transition. Si l’objectif est le communisme anarchiste, les moyens pour l’atteindre, au-delà du fait destructif, ne sont pas encore connus. À moins de penser que les bonnes solutions soient du genre « la prise sur le tas », qui durent le temps qu’elles peuvent. Là encore, il ne s’agit pas de gagner, mais d’un rapport social dont nous ne connaissons presque rien. Nous ne pouvons pas partir d’une simple substitution de la propriété capitaliste par celle communautaire en pensant que les moyens de production continueront à tourner de la même façon. Les technologies modernes ont déjà rendu tout cela impossible depuis longtemps.
Il ne s’agit donc pas de se substituer à la tête des vieilles entreprises et de produire d’une meilleure manière (davantage politiquement correcte) que celle utilisée avant par le capital au profit des capitalistes. De la même façon, il ne s’agit pas non plus de détenir la structure militaire la plus forte, et donc de gagner. Les problèmes sont tous ouverts devant nous, et la lecture de ces Mémoires de Makhno, d’un côté douloureuses et de l’autre fascinantes, peuvent être une bonne occasion pour les repenser, certainement pas pour avoir l’illusion de les résoudre.

[1] Nestor Makhno, Mémoires et écrits (1917-1932), ed. Ivrea (Paris), janvier 2010, p. 138

[2] op. cit., p.152-153

[3] Dans le texte original, Bonanno utilise le terme condottiero qui est un chef de partisans ou de soldats mercenaires en Italie, au Moyen Age. En Russie, l’équivalent serait l’ataman, employé pour désigner les chefs cosaques, et par extension les chefs de détachements autonomes.

[4] op. cit., p.97

[5] op. cit., p. 190-191

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