A propos d’une grève et autres textes – Luigi Galleani

Et ceux qui dans les usines, dans les chantiers, dans les mines, ont travaillé avec les anciennes horaires de quatorze heures, de douze et de dix heures, et qui bénéficient aujourd’hui de cette fameuse journée de huit heures, qui a longtemps été et qui aujourd’hui encore demeure la plus néfaste des superstitions subversives, savent très bien qu’aujourd’hui, en huit heures, ils font autant, sinon plus, que ce qu’ils faisaient en douze heures. Ils savent très bien qu’ils rentrent de la prison si éreintés et si accablés de fatigue, qu’ils ne peuvent plus profiter de l’éducation et de la culture qui était la promesse et la justification de cette réforme.
Voilà ce qui, en substance, est admis par les subversifs: on ne rend pas le patronat docile, on ne le christianise pas, pas plus qu’on ne le civilise : le patronat doit être détruit. L’esclave ne s’apaise pas, il ne se console pas : il doit s’affranchir de la dévotion et des chaînes.
Par conséquent, la grève qui, plutôt que d’abolir cet antagonisme entre patrons et esclaves, cet antagonisme de classe, l’accepte, le consacre et le réaffirme, n’est pas et ne peut pas être un moyen de lutte spécifique du socialisme ni de l’anarchisme.

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À propos d’une grève

Cronaca Sovversiva, année XIV, n.9/10/11/13 du 26 février, 4 mars, 11 mars et 25 mars 1916

 

La grève des ouvriers de Plymouth, Mass., est finie. Peut-être plus précipitamment que l’on s’y attendait, mais ni mieux ni pire que la manière dont se concluent, en règle générale, les agitations pour la conquête d’avantages immédiats, nécessairement empiriques et éphémères.
Chaque fois qu’ils ne parviennent pas à imposer au patronat une légère augmentation du salaire quotidien, ou bien à arracher quelques demi-heures de trêve sur le temps de travail hebdomadaire, ceux qui sont démunis de conceptions et de conscience subversives peuvent s’attristaient d’une telle défaite, tout comme ils peuvent se réjouir de la victoire chaque fois qu’ils y parviennent. Et de ce point de vue, la grève de Plymouth est une victoire, non seulement parce que l’abandon du travail a contraint la Plymouth Cordage Company à accorder immédiatement une augmentation de cinq pour cent sur les salaires actuels, mais aussi parce que quatre semaines de résistances l’ont poussé à s’engager pour que cette éventuelle augmentation soit reconnue par la Commission Arbitrale de l’État. C’est cependant une défaite si l’on considère les revendications portées par les grévistes, qui demandaient douze sous par semaine de salaire minimal, et n’ont même pas arraché le quart de ce qu’ils voulaient à leurs bourreaux de la Plymouth Cordage Co.

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Parmi nous – un «nous» au sens large, qui inclut tous les négateurs de l’ordre économique bourgeois, du socialisme à l’anarchisme – les luttes prolétaires s’évaluent avec moins de critères incertains. Parmi les subversifs de toutes tendances, il est admis que chaque conquête et chaque remède qui n’atteignent pas les causes et qui ne subvertissent pas radicalement les relations entre capital et travail n’amélioreront pas, pas plus qu’elles n’atténueront notre misère ou notre esclavage. Et qu’au contraire, ils l’aggraveront et l’envenimeront.
Ceux qui en douteraient n’ont qu’à comparer la progression arithmétique des salaires à la progression géométrique du coût de la vie au cours de ces trente dernières années: ils verront que si les salaires ont augmentés de trente ou de quarante pour cent, les biens de première nécessité, du pain aux chaussures, ont quant à eux augmentéde quatre-vingt, de quatre-vingt-dix, voir de cent pour cent. Et qu’en faisant la grève, en s’insurgeant, en défiant la rage unanime des patrons, des flics, des juges, pour améliorer «immédiatement» nos conditions, nous n’avons récolté que la conviction désespérée que c’était mieux avant… quand tout était pire.
Et ceux qui dans les usines, dans les chantiers, dans les mines, ont travaillé avec les anciennes horaires de quatorze heures, de douze et de dix heures, et qui bénéficient aujourd’hui de cette fameuse journée de huit heures, qui a longtemps été et qui aujourd’hui encore demeure la plus néfaste des superstitions subversives, savent très bien qu’aujourd’hui, en huit heures, ils font autant, sinon plus, que ce qu’ils faisaient en douze heures. Ils savent très bien qu’ils rentrent de la prison si éreintés et si accablés de fatigue, qu’ils ne peuvent plus profiter de l’éducation et de la culture qui était la promesse et la justification de cette réforme.
Voilà ce qui, en substance, est admis par les subversifs: on ne rend pas le patronat docile, on ne le christianise pas, pas plus qu’on ne le civilise: le patronat doit être détruit. L’esclave ne s’apaise pas, il ne se console pas: il doit s’affranchir de la dévotion et des chaînes.
Par conséquent, la grève qui, plutôt que d’abolir cet antagonisme entre patrons et esclaves, cet antagonisme de classe, l’accepte, le consacre et le réaffirme, n’est pas et ne peut pas être un moyen de lutte spécifique du socialisme ni de l’anarchisme.

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Le socialisme et l’anarchisme ne doivent pas vivre en dehors de la réalité, et là où ils ne soutiennent pas le prolétariat, chez qui toutes les raisons et toutes les forces de la révolution sont inconscientes et inertes, là où ils ne vivent pas les martyres et les veillées du prolétariat, ils sont réduits à être des académies vides et des congrégations colériques, tout aussi néfastes pour le progrès et l’avenir de liberté dont ils se proclament les annonciateurs et les apostolats.
Que celanous plaise ou non, la réalité est unique, c’est le prolétariat sur lequel s’accroît le double joug de la superstition et de la misère, le prolétariat qui – exception faite des minorités exceptionnelles de l’avant-garde – confie son destin à Dieu, la loi au roi, et le pain quotidien aux patrons, comme à sa providence. Le prolétariat, incapable de concevoir le monde sans dieu, sans gouvernement et sans patron; et, aveuglément dévoué à dieu et à la loi, en supplie la médiation souveraine pour intercéder en faveur d’un peu de pain et de repos, face à ses négriers dont il ne conteste pas l’autorité et les privilèges, pas plus qu’il ne les discute.
Le prolétariat, prédestiné à l’ignorance, à la misère et à la servitude, qui constituent sa promesse de béatitudes ultra-terrestres; le prolétariat qui a grandi avec toutes les dévotions et toutes les renonciations, dont celle qui a submergé toute ardeur pour le droit par des espoirs évangéliques et les attentes résignées de la charité divine et humaine; le prolétariat peut continuer sous les épines de la faim, jusqu’à demander en mendiant, fatigué par ses propres sueurs, la croûte minable avec laquelle soulager les crampes de ses enfants. Mais il ne peut pas concevoir que le produit de son travail lui appartienne, et encore moins que dans ses viscères sommeille la force pour s’en emparer à nouveau, en faveur de l’épanouissement humain de sa vie, en faveur de la joie inespérée et de la garantie nécessaire de sa liberté.
Placez l’esclave entre l’urgence du pain et l’omnipotence patronale, réticent à la conscience du droit le plus discret, le droit de vivre, et à plus forte raison réticent à tout désir et à tout espoir de le faire triompher, son avenir noir, sombre, maussade, sans lueur d’idéal. Et demandez-lui s’il peut entrevoir au-delà du lendemain immédiat, au-delà de la revendication lui donnant immédiatement les poignées de miettes ou la promesse souriante d’une plus grande gratitude, sans lesquelles il crèverait de faim et de désespoir en chemin? Et demandez-lui si cela ne l’apaise pas?
À partir de ces prémisses, autour desquelles il n’est pas permis de supposer de désaccords parmi les subversifs, nous pouvons dégager en toute logique une première conclusion: la grève qui, en se fixant comme objectif la conquête d’un avantage immédiat, nécessairement illusoire et éphémère, ne peut pas être un moyen d’action caractéristique du socialisme ou de l’anarchisme – qui par définition, unanimement, subordonnent toute conquête d’avantages réels et l’émancipation du prolétariat qui s’ensuit, à la destruction de l’ordre économique bourgeois et à l’abolition de la propriété privée des moyens de productions et d’échange. À l’inverse, la grève demeure l’unique arme que les nécessités immédiates, aggravées par l’ignorance désespérée du prolétariat vis-à-vis des rouages de l’ordre, par l’inconscience de son droit et par une morne méfiance vis-à-vis de ses propres forces, mettent à chaque friction dans les mains de celui-ci.
Sommes-nous d’accords?
Il reste alors à voir comment l’aspiration idéale lointaine peut se concilier avec la réalité immédiate; et si oui ou non, avec quelle attitude et quelle fonction, les hommes d’avant-garde et les différentes fractions du mouvement subversif doivent participer aux agitations prolétaires en général, et aux grèves en particulier.

* * *

Il faut s’en persuader: sans le prolétariat on ne fait pas de révolutions. Sans avoir gagné aux finalités extrêmes de son émancipation — je ne dirai pas la partie la plus nombreuse du prolétariat, laquelle ne se persuadera que devant l’éclat de la victoire et des bénéfices qu’elle apportera — mais sa partie la plus intelligente, la plus évoluée et par conséquent la plus active et la plus vigilante, les révolutions ne rapportent que mépris et désillusions pour tous les sacrifices de sang et d’énergies consentis, et n’aboutissent qu’à un changement désespérant de joug et de maître. Il suffit de se demander ce qu’il est advenu de la Grande Révolution française de 1789 ou de la dernière révolution nationale italienne, pour comprendre que tout mouvement auquel le prolétariat reste étranger d’idées et d’intérêts, instrument aveugle des calculs et des intrigues d’oligarchies louches, ne peut avoir d’autre résultat.
D’autre part, il faut se persuader que là où les travailleurs ne sont pas galvanisés par l’irréligion de l’utopie et l’audace révolutionnaire — fruits d’une longue expérience historique formant le fond même du socialisme et de l’anarchisme — leurs agitations manquent même les bénéfices immédiats, apparents et éphémères en lesquels ils croient, pour se résumer en ce pénible et stérile travail de Sisyphe: au prix de mille efforts et risques, ils montent le rocher de leurs timides revendications au sommet, pour le voir toujours dégringoler dans la vallée de toutes les misères et de toutes les servitudes inchangées et désespérées.
Et si témérité, hardiesse et audace sont le viatique le plus sûr de toute revendication, celle-ci trouve ses meilleurs défenseurs, ses plus efficaces militants dans les phalanges subversives, pour autant qu’elles sont avisées, intransigeantes et actives.
Le terrain pour une entente assidue, mutuelle et spontanée existe donc, et il est très vaste, bien qu’inviolé ou presque, malheureusement.

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Les anarchistes, depuis un certain temps surtout, ne se mêlent pas volontiers, ou à peine passagèrement, au prolétariat, l’abandonnant, avec mépris et méfiance, à la première désillusion.
On renouvelle aujourd’hui l’erreur qui se produisit entre1880 et1890: la masse que pendant les premiers dix ans de l’Internationale nous rêvons d’avoir entraînée à la révolution imminente, se jetait sur l’appât de la nouvelle loi électorale, et nous abandonnait, courant sur les traces des candidats qui troquaient l’anarchie, le socialisme, Marx et la lutte de classes, contre un siège au Parlement.
Il n’y avait rien de bon à en tirer! Mieux valait l’abandonner à sa destinée, à la merci des charlatans et des intrigants!
Ils ne se disent pas avec raison: Tel qu’il a été jusqu’à présent, surveillé et pressuré, tenu en laisse par les prêtres, sous la férule par les gouvernements, sous le joug par les patrons, relégué en dehors des bibliothèques et des écoles, à l’église, en prison ou dans le ruisseau, le prolétariat ne peut être que ce qu’il est: le troupeau docile et borné dont nous fûmes aussi, jusqu’à ce que des conditions privilégiées, les hasards de la fortune ou des secousses inattendues aient éveillé en nous la révolte, laquelle enfin nous amena à la critique toujours plus étendue et plus téméraire des institutions et des rapports sociaux.
Ils ne pensent pas, comme de juste, qu’en nous aussi ce processus fut ardu, pénible, lent, interrompu de doutes atroces et d’intimes tragédies où le cœur, le sentiment, les affections cédaient de mauvaise grâce sous l’empire de la raison et s’attardaient pleurant et saignant sur les idoles et sur les autels qu’elle avait renversés. Même chez celui dont la conviction est la plus ferme, la mieux trempée, les incursions dans le champ de la vérité sont si rares et si primordiales, qu’il n’y a pas lieu de s’en enorgueillir, au point de les vénérer et d’y voir un signe d’émancipation ou d’indépendance absolue. Si nous voulons employer notre maigre patrimoine, à alimenter non pas notre vanité, mais notre idéal, notre persévérance doit égaler notre ardeur primitive. D’autre part, toute énergie, toute volonté même la plus faible et la moins décidée, sont si nécessaires que personne n’a le droit de les récuser ou de les dédaigner, et moins que d’autres nous, qui après avoir surmonté tous les obstacles de l’impératif moral, savons de ne pouvoir attendre de tous et de chacun plus que ne peuvent donner les forces intimes: un vague frémissement dans leur torpeur aujourd’hui, tous les halètements demain, lorsque l’apostolat, la réflexion, l’expérience les auront révélées à elles-mêmes.

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Ils concluent sommairement que le prolétariat abruti par son servage millénaire, réfractaire à leur ardeur, indifférent à leur parole, goguenard devant leurs enthousiasmes, rétif à l’utopie, est l’indécrottable brute, dont c’est perdre leur souffle, leur temps et leur foi que de vouloir tirer les militants de la révolution sociale.
C’est, d’ailleurs, la plupart du temps une foi chancelante. Ces camarades, arrachés au seul champ où ils puissent exercer utilement leur ferveur de renouvellement et rester en contact assidu avec la réalité, finissent par ne plus se voir qu’eux-mêmes et acquérir l’obsession d’une supériorité — mesurée à une aune par trop négative pour qu’elle ne soit pas fantastique et superstitieuse. Ils sont ainsi ramenés, pas à pas, sans même s’en apercevoir, à leur point de départ, pour souscrire à l’injustice contre laquelle ils s’étaient révoltés, se réconcilier, en dépit de leur propre volonté, avec les préjugés, les intérêts, la morale de la classe qu’ils avaient répudiée en s’écriant: «Esclave résigné et inamovible, le prolétariat n’a que la destinée qu’il mérite; il faut un berger au troupeau, un oppresseur pour le sujet, un seigneur pour les serfs.» Et de là à conclure que le prêtre fait très bien de les abrutir, le gouvernement de les écraser, l’arracheur de dents de les tromper, le patron de les affamer, il n’y a qu’un pas, un seul pas, et le plus grand nombre le franchit.
Les conclusions par trop hâtives font perdre le contact avec la réalité, avec la vie, et avec le prolétariat qui est le pivot de toute la vie actuelle, comme il sera le levier et le soutien de la vie nouvelle qui s’annonce. Beaucoup de nos camarades, même parmi les plus en vue, passent rapidement du divorce à l’abjuration, noyant dans l’acte final de contrition, tous les actes de foi, d’espoir, de révolte, dont étaient ourdis les chants et les enthousiasmes de leurs jours de lumière.
S’ils avaient songé que le prolétariat ne peut être différent de ce que la vie et l’histoire l’ont fait, ils ne se seraient pas indignés; ils se seraient persuadés que s’il était ce que nous voudrions qu’il fût, ce que nous sommes nous-mêmes, ni le prolétariat aurait besoin de nous, ni nous de lui. C’est précisément parce qu’il n’est pas ce que nous voudrions, ce que nous sommes, que nous devons l’aborder, l’accompagner et l’aimer.
Oui, c’est vraiment pour cela.
Il y a par contre, une autre tendance également mauvaise et même plus odieuse.

* * *

La tendance en question est ce misonéisme hargneux et obtus que le prolétariat n’ignore pas. Une tendance qui, sous prétexte que natura non facit saltus et qu’il faut être pratiques et vivants une bonne fois pour toutes, au lieu de prendre d’assaut frontalement le prolétariat et d’en dévoiler la superstition aveugle, les rages sauvages, les peurs féroces et les dévotions obstinées, ne le délivre pas en restant en dehors de l’abstraction et de l’utopie, dans la réalité, avec ses nostalgies moyenâgeuses, sa passion pour le renoncement et ses délires religieux. Et elle ne fait rien pour le délivrer, en se contentant de les hypothéquer et de les exploiter pour son propre compte, pour les ambitions, pour ses fortunes politiques ou pour la fortune personnelle de ses épigones.
Les socialistes sont convaincus comme nous que la propriété individuelle est contre la justice sociale, que dieu est contre la raison, que l’État est contre la liberté, que les réformes sont contre la révolution; tout comme nous, ils sont théoriquement contre la propriété, l’église, l’État, les réformes. Mais comme on ne vit pas de théories, ils cherchent le compromis dans la pratique et dans la réalité, une zone neutre et impossible dans laquelle le vieux et le nouveau, le passé et le futur, le privilège et l’égalité peuvent transiger, voir se concilier. Chaque jour, ils retissent ainsi la toile de l’ordre social, du régime bourgeois, que des Pénélope obliques s’étaient efforcées de démailler dans le recueillement de leur critique doctrinale, tenace et implacable.
«Puisque le monde ne se change pas avec la baguette magique de la révolution, que par ailleurs les anarchistes annoncent toujours et ne font jamais, il faut bien faire les comptes avec le monde tel qu’il est. Et puisque le prolétariat nous lapiderait de son ignorance si nous lui disions que dieu n’existe pas, que la propriété c’est le vol, que l’État doit être démoli, et que la loi et le commandement moral peuvent être dépassés, nous lui dirons qu’il peut croire en dieu à sa guise, que la religion est une affaire strictement privé de la conscience individuelle, que l’on peut très bien être religieux et socialistes. Nous lui dirons que la propriété individuelle comme institution n’est pas la scélératesse contre laquelle peut s’insurger l’aeterna auctoritas du vieux Proudhon, ou les récidives sacrilèges de Duval, de Ravachol ou de Pini, car à la place de nos bons maîtres et gouvernants, nous ferons exactement la même chose. Nous lui dirons que c’est une institution condamnée par le développement économique à se transformer fatalement, et qu’entre-temps nous pouvons faciliter ce fatal épilogue, en la minant sur le terrain économique grâce à diverses institutions coopératives, sur le terrain politique grâce à la conquête de l’État, qui proclamera légalement la décadence de la propriété individuelle et ses funérailles définitives.
L’État est un scélérat, leur dirons-nous, parce que jusqu’à aujourd’hui il ne représente que les intérêts des classes dominantes, et qu’il demeure l’interprète et le gardien exclusif de ses intérêts. Toutefois, quand les voix et les aspirations du prolétariat sonneront dans les parlements, la politique des gouvernements ne sera plus une politique de privilège mais d’assistance, de tutelle progressive et d’élévation progressive des classes déshéritées, jusqu’à ce que vienne le jour où, dominée par le prolétariat écrasé dans les meetings, à la Chambre, au Sénat et au Gouvernement, elle ne servira plus que les intérêts du genre humain, affranchi du conflit de classe qui le ronge et qui empêche son évolution plus civile».
Agnosticisme religieux, légalisme politique, réformisme économique, sur lesquels nous n’insistons ici que pour expliquer l’attitude des socialistes, toutes nuances confondues, au cours des agitations prolétaires en général, et en particulier pendant les grèves, qui sont l’objet spécifique de ce modeste examen.
Que voulez-vous qu’il sorte de chaque grève qui – initiée par l’élan du besoin, par des travailleurs démunis de toute confiance en eux-mêmes et en leurs propres forces est bridée, menée et gouvernée par des hommes et des critères de ces types?
Puisque certains, par ignorance, par méfiance et par peur ne peuvent pas, et que d’autres par opportunisme et par calcul ne veulent pas se mettre contre l’ordre social ni contre ses cariatides vénérables, alorsles intermédiaires les plus variés et les plus influents vont se faufiler, à la première ou à la dernière heure, entre les travailleurs et les patrons: le curé, le préfet, le député ou le maire qui s’agenouillent dans tous les meetings devant le prolétariat, qui proclament la légitimité incontestable de ses revendications, et qui dans toutes ses tractations diplomatiques, dans toutes ses éloges d’arbitres, les offrent en holocauste aux exigences du marché ou de l’industrie, au bon plaisir de sa majesté le patron.
Aux côtés de John Burns au cours des grandes grèves des docks londonien se dresse le cardinal Manning; Theodor Roosevelt est l’arbitre du grand conflit millénaire de 1902; les très évolués cheminots italiens s’en remettent à Giuseppe Zanardelli, et les syndicalistes demandent au préfet de Milan la solution équitable permettant aux métallurgistes en grèves de reprendre dignement leur travail.
Je ne me demande pas comment ont fini ces grèves. J’accorde volontiers, la vérité mise de côté, que guidés et soutenus comme ils l’étaient par tant d’éminences noires, grises et rouges, ces grèves se sont toutes conclues avec la plus complète et magnifique victoire des grévistes.
Je rappellerai seulement le postulat dans lequel s’apaisent tous les désaccords subversifs: chaque conquête d’améliorations immédiates qui laisse la propriété des moyens de production et d’échange inaltérée et privilégiée est illusoire et éphémère; et je vous laisse conclure.
Si de toutes les agitations tendant à la conquête d’avantages immédiats – les seules que le prolétariat, dans ses conditions de développement actuelles, comprend et ose – nous ne pouvons pas espérer d’autres victoires qu’une affirmation de classe plus énergique, qu’une différenciation toujours plus claire et consciente des intérêts antagonistes de la classe privilégiée et de la classe déshéritée, il est évident que nous n’avons pas avancé d’un pas là où la masse ouvrière continue à se leurrer sur le fait qu’elle doit les soi-disant améliorations acquises par la grève essentiellement et exclusivement aux prêtres, aux prélats, aux ministres, aux maires, aux députés, aux collèges arbitrales et aux interventions providentielles. Donc, ne pouvant pas croire à son droit, ni se fier à sa force, elle est contrainte de croire dans la philanthropie, dans la charité de la classe dominante, et dans la tutelle des institutions et des symboles qui la représentent.
Et si, ce qui est évident, nous pensons unanimement que sans l’intérêt et le concours du prolétariat, aucune révolution n’est possible, il semblera d’autant plus clair que s’il y en a certains qui méprisent les masses prolétaires, les jugeant incapables ou indignes de se régénérer, et d’autres qui par opportunisme ou par calcul lui réitère, mutato nomine, de si vieux jougs; ceux qui croient dans la révolution et dans le prolétariat doivent soutenir d’autant plus assidûment et tenacement les agitations quotidiennes, et plus encore en constituer l’avant-garde pour frayer la voie, par l’exemple plus que par les mots, aux revendications essentielles, aux plus vastes batailles et aux conquêtes intégrales du bien-être et de la liberté.
Voilà ce que nous voulions démontrer: les anarchistes doivent être l’esprit et la force de toutes les agitations ouvrières.
Comment?

* * *

Une fois que l’on a démontré que nous devons donner aux agitations prolétaires, et notamment aux grèves, notre participation ardente et vigilante, non pas pour l’amour du prochain que nous commande dieu et l’église, mais pour l’amour et pour la nécessité de la révolution dont, sans le prolétariat, l’arrivée ne se hâte pas, les triomphes ne se saluent pas, pas plus que l’on ne conserve les moissons; notre manière de participer doit elle aussi être non pas prescrite et dogmatisée pour chaque agitation particulière – chose qui serait absurde – mais au moins définie et caractérisée dans les grandes lignes et dans ses critères généraux.
D’abord, si l’action est plus efficace, décisive, et rénovatrice là où elle s’harmonise au mieux avec la pensée qui l’inspire, elle doit, ne serait-ce qu’avec une pensée si dense, si turgide, si tendue vers la réalisation, se traduire en mouvement, en force, en stimulation et propulseur des énergies intimes et externes. Et si de deux forces ennemies, celle qui triomphe est celle qui, en se renouvelant continuellement, ne cède pas à la force adverse, mais qui dans la persistance tenace de la friction finit par l’altérer, portant atteinte à ses résistances, dépassant les obstacles; alors la condition première de l’efficacité et du succès de notre action sera qu’elle ne s’altère pas dans le choc, qu’elle ne s’atténue pas, pas plus qu’elle ne se déforme contre les résistances obstinées qu’elle rencontrera partout où elle cherche à pénétrer et à s’exercer; il faudra qu’elle se renouvelle dans les sources originaires de vérité et de justice dont proviennent sa foi, sa force et sa ténacité: il faut que les anarchistes restent anarchistes.

Des visières profondes et noires de la montagne, une source d’eau filtre à travers des sédiments ambigus de calcaire, trouvant dans une malheureuse cavité de la roche le premier abri où elle se recueille, se densifie et grandit jusqu’à atteindre un niveau inattendu et ainsi s’échapper des passages sombres, à travers une fissure, vers l’extérieur, libre, retentissante, éblouissante sous les baisers glorieux du soleil. Cette tragédie obscure est celle de tous les êtres et de tous les esprits. C’est aussi celle des fois et des idéaux, provenant des profondeurs oubliées de l’histoire et vécues à travers le recueillement de la prison, à travers les conjurations et les supplices, dans les cieux de l’espoir, lumière et guide pour les générations futures.
Mais quel chemin ingrat, pour atteindre l’océan lointain!
Les rochers et les ronces, dentelés et affilés comme des socs, convulsés dans les cent bras séculaires, se donnent du mal pour retenir, pour diviser et pour disperser le fil d’eau ténu, et ils y parviennent quelque temps, dans les gouffres oisifs et dans l’inutile rage de l’écume.
Pendant quelque temps: le fil d’eau chasse ses lames limpides dans le nœud des racines emmêlées, coupant chaque jour un tentacule, il percute sans un instant de trêve le profil hostile de la roche, en sapant les arêtes abruptes, en arrondissant la face ample et anguleuse, endurcissant chaque jour sa foi dans sa propre ténacité. En attendant que l’alliance inattendue de l’ouragan ne se présente des cieux éblouissants, le gonflant alors impétueux à l’ardeur extrême. La ronce qui vacillait depuis longtemps, les tendons désormais tous coupés, la brèche qui s’arrondissant, ne tenait sur la terre compacte plus qu’en quelques points maigres et changeants, ont dû céder, se recueillir de fait sur cette rive et sur l’autre, levant haut les barrières qui ont recueilli la masse de l’eau, en orientant sa furie vers une certaine docilité, aux courants plus vastes avec lesquels rugissant elle a repris le chemin triomphal vers le giron immense de la mer!
Elle a vaincu en persistant! Faisant de tout obstacle la discipline et l’instrument de sa propre force.

Nous atteindrons la victoire par ce même chemin, si devant leurs superstitions, leurs calculs mesquins et devant leurs peurs aveugles et dévotes, nous ne baissons pas le lambeau de vérité que nous avons arboré avec tant d’efforts et tant de peine, et autour duquel nous voulons recueillir les fois et les ardeurs des classes déshéritées. Si l’idéal de l’émancipation, toujours présent, surtout dans les moments amers du doute et du désespoir, reste à la fois le viatique et le but, et que nous nous efforçons de construire autour des approbations et des sympathies ferventes de conscience et d’audace, plus que le rempart oblique du nombre.
Quand pour être nombreux nous devons cesser d’être quelqu’un, c’est-à-dire que nous devons nous complaire dans l’opportunisme, dans les intérêts, dans les exigences et la paresse du milieu qui nous entoure, nous ne renouvelons plus ce milieu. Nous en sommes absorbés quand nous abdiquons face aux hérésies et aux contrastes qui nous en différencient; et l’idéal de l’émancipation n’avance pas d’un pas sur la voie de l’avenir.

Regardez le parti républicain en Italie. Fort d’hommes, d’intelligence et de caractères tant qu’il s’opposait fièrement et inflexiblement à la monarchie, c’est devenu un symbole sans contenu depuis le jour où, sur les traces d’Agostino Bertani, il s’est donné du mal pour rechercher la pierre philosophale, poursuivant dans les compromis parlementaires la démocratisation d’une institution qui, par définition, représente le privilège dans ses formes les plus moyenâgeuses et irrationnelles. Et les derniers rescapés de la troupe glorieuse n’ont aujourd’hui qu’une seule ambition et qu’un seul orgueil: être dans la clientèle des courtisans et des palefreniers, parmi les premiers au lever du roi et de la reine. Ils ont été monarchisés sans effort par la dynastie qu’ils s’étaient proposé de démocratiser – comme s’il s’agissait d’une autre procédure que celle utilisée en 1793 dans la Convention.
Regardez le mouvement socialiste, partout.
Il est né sous les meilleurs auspices, comme une réaction légitime et nécessaire à la démocratie classique, en lui niant que «l’on devait passer par les transformations politiques pour atteindre la libération économique». Et il trouva des consensus unanimes et formidables, dans tout le prolétariat qu’il exhortait à la lutte de classes et à la guerre sociale; jusqu’au jour où il s’est disposé non pas à la revendication économique, socialiste, et nécessairement révolutionnaire, des moyens de production et d’échange, mais à la conquête toute politique et essentiellement démocratique des pouvoirs publics. Depuis, il a retissé dans les différents parlements la trame de cette collaboration de classe, qui était l’expression caractérisant les principes et l’action démocratique, en mortifiant les critères de la lutte de classe, qui était la seule domination de la doctrine et de l’action socialiste.
Et ses épigones, vous les avez vus ces derniers jours aux funérailles de l’Internationale répudiée par la patrie, aux funérailles de la solidarité et de la fraternité prolétaire sacrifiée face aux privilèges et aux fortunes du palais et de la banque, tous deux nationales, en France et en Allemagne, en Belgique comme en Italie. Partis à la conquête des pouvoirs publics, ils sont aujourd’hui conquis par le pouvoir, ils en sont les prisonniers, et les tyrans les plus violents.
Faites attention, rien de mieux n’est arrivé ni n’arrive à ces anarchistes qui, après beaucoup de critiques autoritaires et révolutionnaires, sont retournés à un compromis quelconque de tutelle même la mieux intentionnée, ou de conquête superstitieuse immédiate même là où elles sont éblouissantes comme la journée de huit heures; et impatientes, pressées de voir tout de suite quelque chose, d’être pratiques, comme ils disent par euphémisme dans les organisations ouvrières, non pas parce que c’est le terrain le plus propice et le plus vaste pour la propagande et l’agitation révolutionnaire, mais pour les conquérir, les discipliner et les tenir dans le poing docile et terrible instrument de toute revendication plus téméraire.
Dans quel état nous reviennent-ils!
Pour faire une brèche dans les unions et dans les syndicats, nécessairement conservateurs, pour s’accaparer leur confiance et le crédit tout comme ces autres dans le parlement bourgeois, ils ont dû mettre en sourdine les hérésies scandaleuses, s’enfermer dans l’agnosticisme, dans le naturalisme castré et castrateur, trouver un équilibre entre le funambulisme opportuniste et les savantes restrictions mentales, plumant les ailes de l’utopie espiègle, en répudiant dans les contradictions réformistes et autoritaires du quotidien la révolution sacrilège, pour finir un jour, après des mois et des mois de purgations, de contritions, de Thébaïde – un beau jour de lutte ou un mauvais jour de crise – par devoir eux-mêmes attraper le gouvernail de l’organisation, en déplacer les programmes et les hiérarchies incohérentes, en revenant parmi nous coléreux, intolérants, pour préconiser le syndicalisme et l’unionisme après être partis prêcher le verbe de l’anarchie, l’évangile de la révolution sociale, en terre d’infidèles, dans les syndicats et dans les unions.
Les compagnons savent que – abstraction faite des retournements de veste faméliques et misérables qui troquent à tout bout de champ et à ceux qui paient le mieux l’idéal et la conscience, et qui ne pèsent ni les pour ni les contres – on pourrait ici ajouter la litanie désolée des compagnons intelligents, sincères et fervents, de quelques grandes organisations même, qui ont fini ainsi, ou qui ont connu une fin pire encore, en acclamant la guerre, en se constituant pour ses misérables fortunes lansquenets de la bourse et du gouvernement.

Or, laissez-moi le dire, ce sont des aberrations idiotes!
Si entre le mouvement libertaire et le mouvement prolétaire, il y avait un antagonisme absolu d’intérêts et d’aspirations irréductibles, toute coopération serait absurde, et le découragement qui motive et détermine les déviations qui ont été dénoncées serait excusable, et parfaitement explicable.
Qu’est-ce que le découragement n’explique pas?
Mais si d’un côté, il est vrai que nous sommes athées, et que le prolétariat est dans sa grande majorité religieux; s’il est vrai que nous sommes pour la destruction de la propriété individuelle alors que le prolétariat n’a pour lui que dévotion et désir; s’il est vrai que nous sommes contre le gouvernement alors que le prolétariat ne croit pas qu’une société et qu’un ordre soit possibles sans gouvernement; s’il est vrai que nous considérons les lois, les codes et les magistratures comme les fraudes les plus atroces du privilège, alors que le prolétariat, dans sa grande majorité, ne rencontre aucun de ces épouvantables fétiches sans se découvrir, sans s’agenouiller, sans les adorer comme les plus purs symboles de la justice; il est vrai aussi que si vous demandez aux travailleurs de toutes les patries s’ils sont mordus par la fièvre de la vie, de la vie pleine, entière, fervente, bénite par l’abondance, par la liberté, par la sécurité, par la joie, leur vie, vous serez surpris de voir dans leurs regards d’Éden radieux le regret nostalgique, si, comme le prétend la tradition, il a été dans les temps lointains la volupté nostalgique; si, comme le confient l’expérience et le droit, le lendemain lointain sera glorieux.
J’ai fouillé plus en profondeur. Dans l’esprit des vaincus j’ai parfois projeté les reflets sanguins d’une aurore éblouissante de délivrance, dans laquelle le compte des vieilles injustices et de l’oppression séculaire serait largement soldé; dans laquelle les travailleurs aujourd’hui divisés et vils, conscients de leur droit, armés de leur force irrésistible, reprendront la possession pleine et collective des champs, des mines, des usines, des chemins de fers, des quais, en expropriant violemment les voleurs qui en ont accaparé le monopole par la force et par le vol. Je n’ai jamais trouvé un seul ouvrier qui s’insurge face à une telle résolution de violence, pas un seul qui se rebelle contre l’immoralité du but et du processus. La majorité secoue la tête en doutant que cette aurore puisse surgir, que cette solidarité menaçante puisse être atteinte un jour.
Et c’est dans la chronique de toutes les grandes convulsions plébéiennes, à Paris et à Rome, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Lisbonne: les déguenillés très dévoués à la propriété et à l’État passent comme un ouragan sur les cosaques et sur les cuirassiers, sur les commandements de dieu et sur les sanctions des codes. Ils défoncent les banques et les boutiques, ils pillent les abattoirs et les boulangeries, ils jettent leurs griffes sur les choses des autres que nuls d’entre eux n’auraient gardées sans remords ni touchés sans scandale le jour d’avant.
Vous en voulez plus? À Paris, pendant les journées de février1848, comme à Barcelone pendant les grèves générales de juillet1909, ce sont des églises et des couvents, des moines et des sœurs, les abbés de Saint-Germain l’Auxerrois et les Pères Esculapi qui firent les frais des premières furies de l’insurrection, qui virent brûler la tanière de la canaille, où deux mille ans d’éducation catholique et de dévotion coutumière n’ont pas éteint le sens instinctif de conservation de l’espèce et de vengeance de classe qui la possède, au premier choc, contre les responsables de sa servitude et de son abjection.
On peut donc en toute certitude conclure que le prolétariat ne répudie pas l’idéal d’une convivancecivile supérieur, où il puisse jouir du bien-être et de la liberté; que le prolétariat ne répudie pas la révolution comme moyen extrême pour l’atteindre; que tout au plus il n’a pas le courage pour celle-ci et pas la foi dans celle-là; et que c’est notre tâche particulière et urgente, une tâche certes difficile mais pas impossible, de lui donner l’un et l’autre.
Ceux qui se désespèrent au premier obstacle, qui abandonnent, qui se replient sur eux-mêmes, qui font demi-tour sur le chemin parcouru, en se noyant dans le compromis, montrent seulement qu’ils n’ont ni conviction ni énergie.

Mariuzza [Luigi Galleani]

Cronaca Sovversiva, année XIV, n.9 du 26 février, n. 10 du 4 mars, n. 11 du 11 mars, n. 13 du 25 mars 1916

 

 

À propos de révolution
Insurrection et grève générale

Cronaca Sovversiva, année XIV, n. 17, 22 avril 1916

 

On m’incite à mettre sur la table de la discussion une question déjà tellement maltraitée, à savoir la conscience que tant que l’on n’aura pas une idée claire et précise de ce que sont les mouvements révolutionnaires et la révolution, alors les conflits entre les hommes et les partis d’avant-garde resteront toujours des jeux de mots inutiles.
En effet, à chaque fois que parmi les subversifs on entame une discussion sur les lignes directrices, sur les méthodes, et sur les finalités des diverses tendances, on tombe immédiatement dans des bavardages non constructifs. Et c’est justement parce qu’il manque un point de départ et un élément charnière à la discussion, c’est justement parce qu’il existe déjà une confusion babylonienne à propos du concept qui nous différencie: la révolution.
Essayons donc de nous comprendre.
Pour les syndicalistes et pour ces anarchistes qui aiment se qualifier d’organisateurs, en somme pour tous ceux qui sont attachés au préjugé selon lequel la lutte économique est synonyme de lutte de classe, que le syndicat ouvrier est la panacée de tous les maux, qu’en conquérant l’usine nous conquérons le monde; pour eux révolution et grève générale sont deux mots qui veulent dire la même chose.
Pour eux, il suffirait que le prolétariat croise ses bras et paralyse la production et le commerce pour faire plier la bourgeoisie et pour la détrôner.
Quand l’Association Internationale des Travailleurs est née et que le mouvement ouvrier en était à ses premiers pas, on avait une tout autre conception de la révolution.
On plaçait ses espoirs dans le moyen grâce auquel, au cours de quarante siècles d’espoirs, les hommes ont toujours eu recours pour se défaire des tyrannies et des despotismes: l’insurrection armée.
Comme les premières tentatives insurrectionnelles des internationalistes, assoiffées d’action et soucieuses de réaliser leurs rêves, eurent toutes une issue malheureuse, on chercha alors d’autres moyens.
Donnant beaucoup d’importance à la puissance de répression des gouvernements, grandement renforcée grâce au perfectionnement des armes, sans tenir aucun compte des conditions de temps et de lieux (c’est-à-dire de l’apathie naturelle et du misonéisme des masses encore vierges de nouvelles idées), on trouva un substitut à l’insurrection armée: la grève générale.
Les plus motivés, captivés par l’idée de la grève générale comme par une force magique, exaltèrent démesurément les forces répressives des gouvernements dotées de machines de guerres meurtrières, jusqu’à écarter carrément l’idée d’insurrection ouverte contre l’État, parce que, à les entendre, n’importe quelle tentative insurrectionnelle serait immédiatement noyée dans le sang.
Cette opinion a été réaffirmée il y a peu de temps dans un article intitulé comme celui-ci, sur l’Era Nuova.
Celui qui l’a écrit, tenant une chaire de professeur d’histoire du mouvement ouvrier sur le journal des syndicalistes italo-americains, en est arrivé à soutenir que la tactique des anarchistes insurectionnistes, pour le dire ainsi, se base sur une erreur historique car, toujours selon lui, il n’y a pas un seul exemple d’insurrection ouverte contre le pouvoir politique dans l’histoire.
À l’inverse, sans retirer à la grève générale sa valeur relative, nous pensons qu’en elle-même et qu’à elle seule, la grève générale ne suffit pas pour renverser le régime actuel, et que le prolétariat devra toujours recourir à l’insurrection pour se libérer aussi bien de l’oppression étatique que de l’exploitation économique.
Peut-être espère-t-on qu’en paralysant la production, les bourgeois se rendront à cause de la faim?
Vaine espérance: d’après moi, les prolétaires seraient affamées avant même les bourgeois.
Peut-être compte-t-on sur la neutralité de l’État? On croit peut-être que le gouvernement n’interviendrait pas avec sa force armée, pour défendre les intérêts du capitalisme?
Voilà encore une espérance naïve: tôt ou tard, on arrivera au conflit ouvert avec la soldatesque.
Et n’oubliez pas, avant tout, que dans de nombreuses localités, une véritable affirmation de classe, c’est-à-dire une grève de producteurs, d’ouvriers, serait presque impossible. Pour la simple raison qu’il n’y a pas d’usines, pas d’industrie, et donc ni industriels ni salariés.
Comment peut-on, sans tomber dans l’absurde et le ridicule, parler d’une grève générale dans ces zones agricoles où la propriété foncière est tellement morcelée, qu’une division de classe nette et précise n’existe pas, et que par conséquent nul ne ressent l’antagonisme et la haine de classe?
Dans ces endroits, la colère de la masse n’est pas dirigée contre le patron qui n’existe pas, mais contre l’administration communale, parce que le mal-être économique de ces populations agricoles dépend surtout des innombrables taxes et impôts – dont ont la charge les autorités centrales et locales – et par les abus, les vexations et les exactions des camarillas paysannes. Ceux qui subordonnent l’idée de l’insurrection à celle de la grève générale, – parce qu’ils considèrent que toute tentative insurrectionnelle serait endiguée par l’État, fort de ses hommes et de ses armes –, devraient réfléchir au fait que, dans tous les cas, le gouvernement parviendrait encore plus facilement à briser une grève, aussi générale que vous le vouliez, d’hommes inoffensifs et non préparés à un affrontement ouvert avec les soldats et avec la flicaille.
Ceux qui réfléchissent bien à ce point plus qu’essentiel pour la cause révolutionnaire, finiront par se convaincre qu’avant de paralyser la production industrielle, il est nécessaire que les manœuvres révolutionnaires visent à paralyser l’efficacité de la machine étatique, beaucoup plus dangereuse que les machines de la grande industrie.
Arrêtez les machines dans l’usine, les briser, sans avoir d’abord et en même temps démolis le monstrueux mécanisme étatique, et la révolution finira vraiment en désastre.
À ceux-là qui se préoccupent de la toute-puissance du gouvernement, qui dispose de canons et de mitraillettes, nous pourrions donner de très nombreux exemples de bandes d’insurgés, riches de courage, d’enthousiasme et d’audace, pauvres en armes et en munitions, qui ont tenu en respect et même battu les forces régulières bien équipées et combatives. Le dernier exemple en date, et non pas en termes d’importance, est celui de la guerre des généraux italiens contre les bandes dispersées des arabes de Barberia.
La méthode de la guérilla, quoi qu’on en dise, n’a pas encore été endiguée une seule fois. Et ce n’est pas en vain que les minorités révolutionnaires ouvrières devront y recourir, lors des premières attaques contre les bastilles modernes.

***

Il est nécessaire que, dans notre propagande, on cesse de présenter aux masses la grève générale comme un substitut de l’insurrection. Revenons à la source. Exaltons l’importance, la nécessité de l’insurrection armée de la révolte ouverte contre l’État.
Les fanatiques de l’organisation politique et économique, qui relègue la barricade parmi les vieux fers du passé, se moquant des insurrectionnistes, qu’ils traitent de jacobins et de carbonari, ne s’occupent absolument pas de la préparation révolutionnaire des groupes d’avant-garde, et causent un grand tort à la cause révolutionnaire.
Ils refroidissent la température révolutionnaire des masses, qui n’entendant plus parler d’insurrection, ne s’y préparent pas, pas plus qu’elles ne la souhaitent.
Ils ne cherchent pas à créer une situation révolutionnaire, pas plus qu’il ne la guette en raison de ce que ces événements pourraient offrir fortuitement; et si par hasard une situation révolutionnaire se présentait, leurs mains inoffensives et inertes la laisseraient s’échapper.

El Giovin [Luigi Galleani]

Cronaca Sovversiva, année XIV, n. 17, 22 avril 1916

Volontarisme

Cronaca Sovversiva, année XIV, n. 25, 17 juin 1916

 

«D’abord la volonté, puis la force, enfin la victoire»
Multatuli

Ne vous laissez pas tromper par le titre. Mon article ne se veut pas une dissertation philosophique. Je mets en discussion un problème indubitablement ancien, auquel la guerre donne une nouvelle force et un nouveau goût d’actualité. Il s’agit de chercher à savoir si la volonté est un facteur révolutionnaire. Dans des termes plus explicites: s’il est vrai que les facteurs historiques sont rigoureusement liés, s’ils sont déterminés et dirigés par une loi naturelle de causalité mécanique, qui n’admet pas d’exceptions; si dans le cours de l’histoire, le «saut» est possible ou non, si la volonté humaine peut ou ne peut pas, par un acte de violence audacieux, donner au développement historique de la société une orientation nouvelle, créer un nouvel ordre des choses, en renversant les rapports sociaux existants.
Il y en a qui conçoivent la lutte de classe comme un fait universel indépendant de notre volonté, qui pensent que la question sociale trouvera une solution quasi fatidique, indépendamment de la volonté humaine, précisément parce qu’elle est déterminée par les rapports économiques, à la base de la formation sociale, et produite par une évolution mécanique, lente, et donc pacifique.
C’est la tendance fataliste appliquée aux problèmes économiques, générée par l’interprétation matérialiste de l’histoire, qui tire son nom de Marx, pour l’unique raison que le penseur allemand en fut le vulgarisateur, le défenseur le plus tenace, au point de l’ériger au rang de dogme indiscutable et absolu.
À l’opposé de cette tendance se situe l’anarchisme, qu’à cet égard on pourrait définir comme la théorie de la volonté du pouvoir.
Expliquons-nous: à bien étudier le mouvement historique, on s’aperçoit immédiatement et clairement que ce dernier a toujours dépendu de facteurs économiques: certains inhérents aux conditions du lieu, au climat, au sol, c’est-à-dire des facteurs universels et éternels; d’autres relatifs aux formes de production et de consommation, c’est-à-dire des facteurs contingents et passagers.
La déduction qu’en tire Marx, et avec lui les meilleurs interprètes de l’anarchie, est aussi indiscutablement vraie: c’est la vie qui domine la pensée, non pas la pensée qui domine la vie.
Mais il est également indéniable que les facultés intellectuelles et morales acquises par les hommes, réagissent et influencent à leur tour les conditions matérielles de la vie.
En vérité, il faut parler du facteur économique comme d’un des facteurs, et non comme le facteur de l’histoire.
De même pour la volonté.
Cependant, je suis d’avis que si les conditions économiques de la civilisation capitalisto-bourgeoise ont creusé la division de classe, elles en ont aussi exacerbé l’antagonisme, et ont donné le premier élan à la lutte; dans la phase aujourd’hui déclenchée par la grande conflagration, mondiale plus qu’européenne, l’intervention consciente du prolétariat révolutionnaire est nécessaire et urgente: la volonté devient le facteur majeur pour pousser la lutte vers sa phase finale: la révolution.
Pour le dire en quelques mots: les conditions économiques ont déterminé le «fait», c’est-à-dire la division de classe; la volonté doit maintenant nous guider et nous pousser au «à faire», c’est-à-dire à l’expropriation du capitalisme, à la ruine de l’État, à la révolution.
Mais je suis aussi persuadé que l’on ne peut pas parler de véritable lutte de classe si les ouvriers n’en ont pas «conscience», ou qu’elle n’est ni éveillée ni énergique, même si les conditions économiques sont partout à peu près identiques. Je suis convaincu que la lutte se transforme en collaboration si les masses, n’ayant pas une volonté propre, remettent leurs destinées dans les mains d’autrui en élisant des représentants et des tuteurs.
Et parfois la lutte peut carrément s’éteindre, jusqu’à la fusion des deux classes opposées, quand, comme dans le cas de la guerre européenne, les individus et les masses se retrouvent soudain à vivre dans une phase et un environnement psychologiques spéciaux, la première créée, le second déterminé, par la volonté forte et robuste d’une minorité décidée.
Car les minorités capitalistes comptent sur leur volonté et l’exercent, réagissant contre les circonstances extérieures qui menacent leur domination, leur existence.
La guerre, ils l’ont voulue, et non pas, comme on peut les entendre, subie presque comme une fatalité. Toutes les nations belligérantes l’ont voulue, pour renforcer leur empire, pour l’agrandir, pour en rallonger l’existence, l’éterniser si possible.
En Amérique, nous assistons à une renaissance des énergies et des facultés volitives des classes dirigeantes, qui, pour ne pas dégénérer et mourir, prennent de nouvelles positions, empoignent de nouvelles armes, et insufflent un nouveau sang et une vigueur nouvelle aux fils mous de l’aristocratie de l’argent, plongés dans la paresse mentale et la luxure, satisfaisant leur besoin inné de travail par des parties de golf.
Les fatalistes y pensent-ils?
Oh, ces derniers attendent la manne du ciel. Que voulez-vous y faire, vous disent-ils, il est inutile de faire des efforts, il est inutile de vouloir, puisque le socialisme sera le même, il sera, c’est une fatalité, il viendra par la force des choses. Les choses? Les choses ne se font pas toutes seules, l’homme ne doit pas être à leur service. Au contraire, c’est l’homme qui doit se servir des choses pour ses brillantes et audacieuses créations.
Ils disent: «Les anarchistes sont fous à lier. Ils veulent l’acte violent, la révolution qui force le cours naturel de l’histoire, qui crée le monde ex novo. Dans l’histoire comme dans la nature, ils veulent faire les «sauts» impossibles».
Ignorants: la nature inconsciente ne peut pas faire de sauts; mais sachez que l’homme, avec sa volonté créatrice, a trouvé le moyen d’abréger la période de gestation des animaux et la période de germination des végétaux, à transformer à sa guise la forme et la couleur des fleurs comme le goût des fruits.
Pour finir, je voudrais prévenir une objection de la part de ceux qui comprennent de travers, parlent à tort et à travers, et qui, comme d’habitude, pourraient répéter:
Volontarisme? Métaphysique des anarchistes…
Nous ne parlons pas de la volonté abstraite et métaphysique, celle de Schopenhauer ou de Nietzsche; mais de la volonté active et créatrice des individus et de la grande masse: des premiers plus que de la dernière. Volonté qui doit être, en même temps, puissance et action.

Free-lancer [Luigi Galleani]

Cronaca Sovversiva, année XIV, n. 25, 17 juin 1916

 

À propos des capacités révolutionnaires

Cronaca Sovversiva, année XIV, numéro 34/35 du 19 et 26 août 1916

 

Autrefois, quand un anarchiste parlait de grève générale, il ajoutait l’adjectif révolutionnaire ou insurrectionnel.
Plus aujourd’hui.
À l’inverse, aujourd’hui parmi les anarchistes il y en a qui s’efforcent de mettre en évidence le fait que, pour avoir un résultat pratique (c’est leur mot préféré), la grève générale doit être exempte de toutes velléités révolutionnaires.
Autrefois, la «barricade» était le symbole et la marque de la lutte anarchiste, c’était notre cri de guerre, le plus grand souhait de nos feuilles de propagande et de bataille, la marque de nos esprits rouges.
Plus aujourd’hui.
Aujourd’hui parmi les anarchistes il y en a qui tourne la barricade en ridicule, comme une folie d’un autre temps; il y en a qui nient à la lutte armée dans les rues toute valeur quelconque.
Autrefois on disait aux classes dominantes: vous ferez sonner vos trompettes, nous sonnerons nos tocsins. Nous opposerons notre dynamite à vos canons.
Plus aujourd’hui.
Aujourd’hui on exagère la potentialité de l’armement de guerre, pour conclure qu’il est inutile de penser encore à la lutte corps à corps.
Pour être plus expéditifs: autrefois on exaltait l’insurectionnisme et tout le monde était d’accord pour considérer que seul le choc violent entre les foules armées et les janissaires de l’ordre pouvait frayer un passage à la liberté et au bien-être. À l’inverse, aujourd’hui certains cherchent à dévier la mentalité anarchiste de cette conception, et à donner une nouvelle jeunesse aux arguments vieux et décrépis du socialisme… scientifique; pour démontrer l’inanité de l’acte violent.
Le diable est devenu moine.
C’est le vieux problème des capacités révolutionnaires qui se pose à nouveau, plus impérieux que jamais.
On dit tout d’abord: la foule est apathique, lâche, ou du moins inconsciente. Elle ne nous suivrait pas dans l’attaque contre les nouvelles bastilles bourgeoises. Cela revient à dire: la foule est incapable de faire la révolution.
L’angle visuel, la pierre angulaire du programme anarchiste – si vous voulez l’appeler ainsi – c’est la nécessité absolue de la révolution sociale. Dent pour dent disons-nous. Barre contre barre. À la violence étatique répond la violence de la plèbe.
Une fois la nécessité de la révolution admise, il faut voir si la capacité à l’accomplir se trouve parmi les masses. Et si elle n’y est pas, il faudrait alors la créer. Ceux qui en arrivent à nier que cette capacité existe, qu’il est possible de la créer, et que si elle existait elle serait quasiment inutile car elle resterait stérile et impuissante face aux forces ennemies immenses, ceux-là ne peuvent que finir par conclure qu’il n’y a pas d’autre issue que la réforme.
Et en vérité, les réformistes de la plus belle sorte peuvent se trouver parmi les anarchistes, ceux qui réduisent et dénaturent l’anarchisme en niant la possibilité de l’insurrection armée.
Parmi eux il y en a qui, pour étayer leurs idées, en arrivent à affirmer que pour mieux étouffer les insurrections, les dirigeants font construire des rues aussi larges que possible.
Il y en a qui croit que les soulèvements de rues, les guérillas, les «jacqueries», ne font ni chaud ni froid au gouvernement. Un simple peloton d’infanterie suffirait pour les réprimer…
C’est étrange que les anarchistes italo-américains pensant ainsi soutenaient et soutiennent qu’une bande de révolutionnaires armées de vulgaires revolvers, pouvaient s’emparer du Mexique, si grand en largeur et en longueur, et y instaurer le communisme.
Quels que soient les raisons et les buts des guérillas mexicaines, elles démontrent une chose: il n’est pas aussi facile qu’on le pense à première vue de disperser et de supprimer des bandes armées, quand leur nombre n’est pas si réduit, et qu’elles mettent le feu à un pays entier.
On dira que la topographie du Mexique est spéciale. Mais l’Amérique ne se limite pas à New York, pas plus que la France à Paris ou l’Italie à Milan.
Quiconque est passé dans une exploitation minière et a observé autour de soi a pu constater qu’une centaine de mineurs armés, postés dans les crevasses des collines, pousseraient à la fuite un régiment de soldats.
Il y en a qui disent: la masse ne comprend pas l’acte audacieux des généreux qui se lancent dans la mêlée en premiers. Elle resterait indifférente. La masse, répondons-nous, se meut sous les impulsions des besoins et des émotions du moment.
Carlo Pisacane et ses compagnons furent trucidés par des paysans qu’ils avaient appelés à la révolte contre la tyrannie des Bourbons. Mais quelques années plus tard, en débarquant à Marseille Garibaldi et ses milliers d’hommes furent acclamés et suivis par le peuple, et ils purent accomplir ce qu’il était fou d’espérer.
D’autres disent: les insurgés ne seraient pas capables de tenir face aux hordes policières. Eh bien moi, soit dit en passant, je n’ai pas le plus pâle enthousiasme pour la guerre royale, mais je suis suffisamment sincère pour reconnaître que la guerre, parmi tous ses maux, aura au moins amené cela de bon: les survivants au massacre retourneront aux foyers et aux bureaux moins engourdis, plus audacieux, désobligeants face au danger.
On a dit à raison que celui qui a défié la mort des millions de fois au cours des deux… ou trois ans de vie dans les tranchées, ne fuira plus face à la matraque du policier ou à la lance du cosaque. Il saura fabriquer des bombes et des grenades à main, et il saura les utiliser.
Il y a plus: après trois années de guerre, 99% des soldats seront des antimilitaristes convaincus. Et s’il est vrai qu’aujourd’hui aussi ils se rebellent et se mutinent face à l’ennemi provenant de l’autre côté de la frontière, il est permis de supposer que ces mutineries et ces rébellions se répéteront quand on leur ordonnera de tirer sur des frères, des fils et des mères.
Et puis en fin de compte la révolution ce n’est pas la guerre sur un front unique ou autour d’une forteresse. C’est tout un peuple qui s’insurge, c’est toute une nation qui s’enflamme. Ceux qui considèrent l’insurrection comme un bavardage jacobin font reposer toutes leurs espérances dans la grève générale, et vu la manière dont ils en parlent ils laissent supposer que la grève générale se suffit à elle-même.
Elle est autosuffisante a dit quelqu’un. Nous – nous l’avons dit l’autre fois –, sans retirer à la grève générale sa valeur, nous pensons qu’en elle-même et à elle toute seule elle ne suffit pas pour saper le régime actuel, et que le prolétariat devra toujours recourir à l’insurrection pour se libérer aussi bien de l’oppression étatique que de l’exploitation économique. La grève générale ne doit pas être un substitut de l’insurrection: voilà tout.
Quelqu’un, en commentant la grève générale récente en Espagne, a dit que chaque fois que les ouvriers menacent d’une grève générale la peur s’empare alors de la bourgeoisie (qui le nie?), et il a ajouté qu’elle recourt alors à des mesures extrêmes: à la loi martiale avec les meurtres dans les rues, aux conseils de guerre, aux exécutions, pour briser la grève et assassiner les grévistes.
Quiconque n’est pas aveuglé par des préjugés, conclura que si le gouvernement recourt aux mesures extrêmes contre les grévistes, ceux-ci à leur tour, s’ils veulent préserver leur vie et atteindre la victoire, devront avoir recours à des remèdes extrêmes. En d’autres mots, la grève générale doit avoir lieu en même temps que l’insurrection. Contre la violence, la violence: c’est la loi du salut suprême.
Notre salut, disent les autres, est au sein des organisations ouvrières.
Et d’un certain point de vue ils n’ont pas totalement tort, car nombreux sont ceux qui, autrefois obscurs travailleurs, ont tellement sucé de lait au sein des organisations qu’ils ont fait de leur ventre une cabane.
Notre salut, celui des anarchistes insistent-ils, est dans les organisations ouvrières qui parviennent à produire des mouvements capables de faire vaciller le régime capitaliste gouvernemental. Il s’agit donc de se demander si la force révolutionnaire qui devra changer les structures sociales actuelles réside uniquement dans la question économique.
Et cela pourra être le sujet d’un prochain article.

***

Dans le dernier numéro nous nous sommes demandés, si – comme le pensent certains – la force révolutionnaire capable de renverser les institutions sociales régnant aujourd’hui se trouve uniquement dans la question économique.
Nous, tout en ne niant pas au facteur économique sa part des choses, nous pensons pouvoir affirmer que les mouvements et les bouleversements sociaux ne sont pas uniquement déterminés par les besoins économiques, mais par des raisons d’ordre politique, moral et social, mais aussi par des raisons de dignité nationale.
Pour étayer cette thèse on a souvent cité le cas de la Commune de Paris, et on a dit – et sûrement pas à tort – que le peuple parisien s’insurgea peut-être avant tout sous l’impulsion du sentiment patriotique mortifié et offensé.
Dans les révoltes de 1898 en Italie il y avait également un peu d’indignation et de rage contre les tromperies et les trahisons du roi, de la petite coterie de cour, et des généraux peu loyaux.
D’ailleurs parmi les subversifs du futur il y en aura qui souhaiteront une défaite des armées italiennes, car cela pousserait à la révolte le peuple déçu et contrit par un énorme sacrifice de sang et de richesse, accompli inutilement.
C’est l’unique raison qui incitait Malatesta à souhaiter la débâcle de l’empire teutonique, c’était l’espoir que les sujets de Guillaume, dans ce cas, mordus par la plus atroce des déceptions, auraient crié au traître et retournés les armes contre ceux qui les ont poussés à la guerre.
La phrase de Guglielmo Ferrero nous revient toujours à l’esprit: «Les destinées futures des nations européennes dépendront de l’impression que la guerre laissera sur l’esprit du peuple».
Le fracas de la guerre a effectivement réveillé de leur longue léthargie les populations les plus apathiques et a fait naître en eux un vif intérêt pour les questions et les problèmes de la vie nationale ainsi qu’internationale.
De sorte qu’il n’est pas hasardeux de supposer, à cause de la grande exaltation de l’esprit national qui s’est opérée avant et pendant la guerre européenne, que le principal problème et le plus pressant de l’après-guerre – qui pourra accroître la lutte de classe et la pousser vers sa phase résolutive – ne sera pas une pure et simple question d’augmentations de salaires et de diminution des heures de travail.
Voilà pourquoi nous ne croyons pas que le salut des anarchistes et des révolutionnaires réside uniquement dans les organisations économiques, qui par nature rapetissent la question sociale à une mesquine question d’estomac.
Nous ne sommes pas plus portés à croire que seules les organisations économiques sont capables de provoquer de grandioses mouvements qui fassent vaciller les colonnes de la société bourgeoise.
Si le mouvement ouvrier devait s’inspirer et s’informer à partir d’une telle croyance – et pour beaucoup c’est une véritable superstition; carrément un dogme – ce serait vraiment un grand malheur pour son sort. Car cela nous amènerait à exclure a priori l’imprévu ou le fortuit historique, qui ont pourtant une grande importance dans le développement des nations et des peuples, car ils précipitent les crises sociales latentes.
Pour les organisations européennes la guerre a été un «imprévu». Et c’est principalement pour cela qu’elles ont périclité; démontrant ainsi à quel point elles avaient mal estimé leurs «forces numériques», l’«éducation syndicale» et la «conscience de classe» des organisés, ainsi que l’honnêteté politique et la foi… inébranlable des pasteurs.
Dans le sillon de la guerre émergeront des problèmes nouveaux, multiples et urgents, que les organisations politiques et économiques, désormais à la déroute, découragées, ne pourront et ne sauront pas résoudre. Et c’est la foule anonyme qui les résoudra, poussée par la déception et le désespoir, opposant à des maux extrêmes des remèdes extrêmes.

Mais il y a plus encore. Il faut encore voir si la question des améliorations économiques, qui informe l’activité des organisations, ne peut pas être exploitée par les classes dominantes; c’est-à-dire si, pour la préservation de leur privilège, elles ne peuvent pas consentir aux propositions de soi-disant réformes sociales, et ainsi apaiser les esprits et endormir l’esprit de révolte.
En 1883 Bovio écrivait, dans la préface à la troisième édition d’Hommes et temps, et cela semble des paroles écrites aujourd’hui, par un observateur perspicace de la convulsive heure historique qui en arrive au crépuscule: «Cela se passe toujours ainsi, les réactions s’aplanissent derrière la pancarte des réformes sociales et là, elles immolent la liberté et l’honneur des nations à l’idée de la Faim.
Mais est-ce ensuite vrai que les nations comptèrent plus sur le pain que sur l’indépendance, la liberté et l’honneur? Face à ces problèmes on a découvert plus tard le socialisme de la réaction».
Dès à présent la bourgeoisie commence à mettre, pour ainsi dire, les mains en avant pour ne pas tomber.
Selon Asquith le gouvernement anglais nous fait savoir qu’il est en train d’étudier certaines réformes «pour une distribution plus équitable des fruits de l’industrie entre les différentes classes de la population».
À l’occasion de la menaçante grève générale des cheminots en Amérique, nous en avons vu et entendus des belles. Nous avons lu dans les journaux conservateurs la proposition de l’étatisation des chemins de fers. Nous avons entendu Wilson se déclarer avec enthousiasme favorable aux 8heures de travail.
La tactique ambiguë et hypocrite des sentences arbitrales de Wilson, le Giolittismo, et la «politique des rétributions» en Italie, le syndicalisme catholique, et le néo-syndicalisme trouvent refuge au sein des organisations économiques.
Les plus ardents défenseurs de la quadruple entente et même les ennemis les plus implacables de l’empire allemand reconnaissent que, malgré tout, ils ont dû apprendre quelque chose de l’Allemagne, et cela leur servira d’entraînement pour le futur. Ils ont reconnu que cet attachement rigide et que cette foi aveugle des classes travailleuses d’Allemagne envers leurs gouvernants et leurs patrons provenaient des nombreuses réformes qui leur ont été concédées, ainsi que du meilleur traitement dont ils bénéficient par rapport aux autres pas où l’industrialisme est plus ou moins développé.
La vaste législation sociale de l’empire était justement inspirée de la devise historique de Bismarck: «L’État le plus fort est celui qui donne davantage».
Les journaux les plus conservateurs lardent leurs articles de propagande militaire avec des phrases comme celles-ci: «La guerre a mis en avant les grandes énergies et l’abnégation généreuse des classes travailleuses, que dorénavant plus personne ne devra ignorer».
«Au lendemain de la guerre, la tâche la plus importante du gouvernement sera de remédier à la négligence avec laquelle il a traité autrefois les intérêts les plus vitaux du prolétariat, avec une législation sociale plus vaste et plus équitable».
En un mot, la période politique actuelle en Europe est caractérisée par une hausse d’intérêt des classes dirigeantes envers les problèmes ouvriers, et tout laisse présager que les gouvernants, au nom du capitalisme et pour son compte, ne dédaigneront pas de passer des accords avec les organisations ouvrières, poussant le mouvement de classe dans les sentiers tortueux de la réforme et de la collaboration.
Je conclus: même quand il est nécessaire pour obtenir certaines améliorations immédiates, le regroupement corporatif ne sera jamais un instrument pour la révolution sociale, puisque par sa nature même et à cause de la manière suivant laquelle il est contraint de réaliser son action, il engourdit les capacités révolutionnaires de la masse au lieu de les fortifier.

Free-lancer [Luigi Galleani]

Cronaca Sovversiva, année XIV, numéro 34 et 35, 19 et 26 août 1916

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