La bête insaisissable – Alfredo M. Bonanno

Mais, quelle est cette liberté qui bouleverse la vie ordonnée et contrainte de la bête ? Quelqu’un pourrait dire (à raison) que c’est le déchaînement, d’autres que c’est la mise en jeu de soi-même, ou bien d’autres encore diraient que c’est la conscience de soi enfin mûre. Finalement, les plus attentifs concluraient, sagement, que c’est l’ensemble de ces choses. Et tous n’auraient vu qu’un seul aspect du problème. La bête déchaînée est la liberté elle-même, quand ce n’est pas qu’une bête libre, et étant la liberté, elle se répand sans limite et sans mesure, elle se déploie dans toute sa force, décide et attrape, attrape et écrase, écrase et s’empare, avec pour seul obstacle une force plus grande qui, en l’affrontant, la tue.

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Ci-dessous, le texte de la brochure:

La bête insaisissable

 

A force d’être traqué, l’animal devient féroce.

Il s’aperçoit à quel point le prétendue vivre-ensemble est une expression ridicule du fétiche étatique, et combien derrière tout ça, la vieille substance répressive de la domination reste intacte, celle de l’absolutisme indiscutable, car sûr de sa force.

La bête en avait eu l’intuition, même quand on la caressait dans le sens du poil, quand on lui adressait des mots fraternels tout de confort et de tolérance, afin qu’elle ne sente pleinement ni les pointes du collier ni les dents du mors, avec lesquels on contenait son exubérance affable et avide.

La chaîne avait été allongé jusqu’au limite du champ, et même colorée récemment. Ainsi, ses yeux de fauve docile avait pu voir, comme dans un rêve, ce qu’il restait du paysage lointain, jamais atteint car inatteignable, toujours désiré.

Alors, comme pour jouer, elle avait commencé à montrer ses dents au maître, à lui faire quelques grimaces mal-élevées, quelques hurlements de trop.

Ce n’est pas que le maître n’a plus confiance dans la chaîne, même allongée. C’est plutôt qu’il ne veut pas que la chose se sache, que d’autres bêtes enchaînées se permettent de grincer des dents, de faire des grimaces ou de hurler, en regardant, les yeux envieux, le lointain paysage de liberté, ce paysage qu’elle n’aurait jamais dû regarder.

Voilà que, de temps en temps, pour affirmer de quel côté se trouvent la force et la férocité, le maître serre le collier, il raccourcit la chaîne, et parfois il va même jusqu’à mettre la bête en cage. Et ce sont des nuits de consternation pour tout désir de liberté.

Tous les maîtres utilisent la logique de l’exemple (quelle tragique équivoque de la part des enchaînés que d’avoir rêver d’une logique similaire), et ils savent que c’est la logique qui fonctionne. Au début, face aux fouets et aux rétrécissement de l’horizon, les hurlements et le grincement de dents semblent cesser. Puis soudain, ils reprennent, et cela donne du fil à retordre aux maîtres et aux gardes.

Au fond, quelque chose échappe au calcul sclérotique de la domination. Comme tout monopole, même celui qui produit et gère la force doit avoir l’intelligence de fixer un prix acceptable, car dans le cas contraire, le résultat s’inverse. A trop tirer sur la corde, elle rompt, et la bête peut retourner en liberté.

En effet, bien que cela semble étrange, la chaîne, le mors, le collier, et même la cage, avec ses cadenas et ses gardiens, ne sont que des objets, des symboles d’une captivité qui, pour être véritablement un frein et une souffrance, doivent être vécus comme tels, être accepter et réapproprier. La bête qui hurle et mord la chaîne est déjà en voie de briser les hésitations, d’embarquer vers la mer libre et de débarrasser son esprit de l’acceptation des contraintes. Il n’existe pas de liens plus forts que ceux que l’on se réapproprie, que ceux dont on ne se plaint plus, et qu’on considère, en fin de compte, comme des moyens de survie et non pas comme des entraves à la vie, ce qu’ils sont effectivement.

De ce point de vue, le fouet du maître ou le rétrécissement de la chaîne par le garde sont bel et bien des actes sacro-saints de la domination, qui mettent fin aux bavardages et aux malentendus. Le maître torture, il tue, enferme, massacre, et réduit au minimum les possibilités de vie de la bête. Ce n’est pas parce qu’il a allongé sa chaîne, ou parce qu’il lui a jeté quelques os de plus, qu’il est son ami. Pas une pensée de plus, par pitié ! Nous sommes rationnels, nous, au-delà de tout doute possible. Nous savons à quel point le « plus c’est pire et mieux c’est » doit être condamné, nous voulons trouver d’autres voies pour la révolte et la révolution, nous voulons que la première soit bien dirigée et que la seconde soit porteuse de conséquences positives pour la société libre de demain.

Et si justement ce raccourcissement, ce geste répressif hors-mesure, ce coup bien placé, dissonant dans la paisible atmosphère démocratique qui adoucit le champ des bêtes enchaînées, et si justement cette méchanceté superficielle du maître, suggérée par la peur des hurlements ou des grincements de dents du fauve, si justement ce fait répressif, si rassurant pour la conscience misérable du dominateur, devenait l’occasion du déchaînement ?

Qui peut le dire ? Chacun d’entre nous supporte plus ou moins bien ses chaînes, les colore ou se les fait colorer, se creuse une niche dans la condition sociale ou il vit en attendant de mourir. Naturellement, on ne s’en rend pas compte, on rêve, et en rêvant on divague et balbutie de liberté, et puis mille obstacles acceptés et justifiés nous protègent et nous retiennent du déchaînement.

De temps en temps, un petit signe d’impatience, sans lourdes conséquences : le bulletin blanc dans l’urne, ou l’abstention, une explosion étouffée, quelques parcours bruyants dans la ville saturée de pacotilles et d’indifférences, voire une dispute de stade avec la police ; en somme quelque piaillement plus qu’un véritable rugissement. La bête se réveille poussin, et elle ne s’aperçoit pas qu’elle s’exerce à criailler dans la cour.

En réalité, il y a d’autres signes, en apparence plus consistants : les grandes structures d’attaque contre le pouvoir, ces cohortes compactes et très féroces de manipulateurs de chaînes, capables de remplacer rapidement, dans les processus de contrôles, les vieux instruments du nouveau pouvoir, celui révolutionnaire. De nouveaux maîtres, prêts, dans les coulisses. Un grand remue-ménage de rugissements et de bêlements dans le champ, une grande confusion de ferrailles et de cadenas, toi dedans, moi dehors, vice versa, et puis tout redevient comme avant.

Mais le déchaînement, c’est autre chose. S’il advient, alors la bête est insaisissable. Il n’y a pas de chaînes pour la tenir. On ne peut que l’abattre à vue, mais il faut d’abord la voir, pour le moment il ne reste qu’à la traquer.

Attention. Le pouvoir sait à quelle point, avant d’être débusquée et abattue, une bête qui se sent traquée peut être dangereuse. Il sait combien de liberté la bête traquée peut vivre, et combien elle peut en faire vivre aux autres.

Attention. Nous entrons ici sur un terrain où le maître ne se sent plus à l’aise. C’est le terrain de la liberté véritable, non pas celui des colorations apparentes des chaînes, présentées comme de nouveaux morceaux de liberté gracieusement concédés.

Dès que je comprends que ces chaînes, ainsi que toutes les autres procédures d’allongement et de raccourcissement de celles-ci, ne sont que des élucubrations de mon esprit déformé par les conditions de captivité, alors me voilà libre. Aucun obstacle ne peut arrêter ma course.

Partout, les symboles et les réalisations de la domination baillent démunis, partout la domination est contrainte de s’étendre dans l’espace, comme une gigantesque pieuvre, afin d’occuper les lieux sans lesquels son existence même serait privée de sens. Cette nécessité primaire vise, d’un côté, à se répandre, de l’autre, à se fermer. Voyons comment et pourquoi.

Rien de plus évident, sous les yeux de tous. Se répandre dans l’espace, fixer des lignes de liaison, c’est une nécessité vitale pour la domination capitaliste. La télématique rend possible l’unification en temps réel d’unités opératives éloignées les unes des autres, à conditions qu’elles soient liées. La série complète de ces liaisons contient désormais le globe dans une toile d’araignée, même les supports satellitaires seraient inopérants sans ce réseau, en grande partie constitué de fibres optiques. Le démembrement de l’usine traditionnelle à travers le territoire, déjà entamé à la fin des années 80’, mais s’étant accentué depuis, grâce aux possibilités permises par les liaisons avec des unités opératives toujours plus lointaines et détachées de toute logique géographique, produit désormais une condition productive. Celle-ci domine l’espace praticable dans sa totalité, et ne s’ancre pas dans une petite portion de l’espace, en se retranchant comme dans un fort attaqué par les Indiens. Le calcul des coûts de production est l’unique moyen employé par le capital pour évaluer sa configuration spatiale.

D’un autre côté, les dominateurs, les maîtres de la bête, les inclus, cherchent à se renfermer dans des lieux hautement défendus par des janissaires armés et par des instruments électroniques sophistiqués, rendant leurs maisons semblables à des bunkers commandés par des robots. Tout cela n’est pas suffisant, et les premiers à s’en rendre compte ce sont justement eux, pour qui le pas suivant sera la construction (déjà en acte) d’un mur culturel qui éloignera toujours plus les exclus des inclus. Pour désirer, (même pour désirer la liberté) il faut connaître, pour connaître il faut comprendre, pour comprendre il faut avoir les moyens culturels adaptés. En retirant peu à peu ces moyens culturels, en réduisant les exclus à une masse molle de consentants passifs à la recherche de n’importe quelle solution au problème de la survie, on leur retire non seulement la capacité de comprendre, mais aussi celle de désirer.

Si la bête brise la chaîne, ce n’est pas pour autant qu’elle abat le mur culturel. Elle ne pourra pas réapprendre, en peu de temps, à désirer, à jouir, mais elle partira immédiatement à la recherche d’une autre jouissance, celle de dévorer le maître.

Dévorer le maître. Cela semble facile, mais ça ne l’est pas. Le voir ainsi, de face, au moment où je me décide à agir, et voilà que la bête déchaînée prend le dessus, et que même mille morceaux ne suffirait pas à satisfaire ma vengeance. Mais pas seulement mille morceaux de sa personne, pas seulement lui, mais tous les autres maîtres, leurs infâmes progénitures capables de nourrir la domination future, et la catégorie infâme des gardes, de ceux qui collaborent et embellissent la chaîne et le collier qui me sert le cou. Enfin libre de respirer, je voudrais inclure tout le monde dans mon irréfrénable désir homicide de bête déchaînée. Et là, d’un coup, je m’arrête. Ne pouvant pas tous les frapper, ne pouvant pas remettre le monde à zéro pour tout recommencer du début, je dois trouver un critère de distinction.

Ce n’est pas vrai que la bête n’a pas de critères. Elle n’en a pas dans les premiers moments de liberté, qui ennivrent et brûlent la gorge, ensuite elle doit forcément avoir des critères à partir desquels faire des distinctions. Quels sont-ils ?

Le premier critère est la remise à zéro de toutes les valeurs, tout calcul disparaît subitement face à la mise en jeu totale de soi-même. La liberté n’est pas matière de jugement, ni un mètre pour mesurer le monde. La bête qui a brisé les digues sait qu’elle a mis sa vie en jeu pour toujours (elle sera abattue dès que possible), et veut donc que la vie des autres entre aussi dans son jeu, ainsi que les biens qui, pour les autres, sont plus importants que leur vie même. Dans cette phase, tout objectif est bon, toute ombre du soir prend la forme du maître haï, ou du misérable complice qui repeint les symboles de la domination.

Derrière l’ombre, il n’y a pas toujours la consistance de l’objet que l’on veut détruire. Dès les premières désillusions, la bête devient rusée, elle aiguise ses griffes, elle améliore sa technique de chasse, et elle apprend, principalement, à distinguer.

Distinguer me rend plus efficace, pas plus fort. Si je m’arrête pour évaluer, je donne du temps à l’adversaire pour préparer sa défense, et cela n’aboutit qu’à une conclusion : ma mort, ma mort sans distinctions.

Les griffes se rétrécissent et les jugements moraux recommencent : ça oui, ça non, celui-là a plus de fautes que lui, l’autre allègue des excuses acceptables, le pauvre, il faut le comprendre. La bête commence à devenir raisonnable. Le moment de la capture se rapproche, le moment de sa mise à mort.

Moi, homme raisonnable, je comprend le mécanisme de la distinction, et je le partage. Je sais que le passage de la rébellion primaire et essentielle – dans sa résolution absolue qui remet tout à zéro – à la réflexion capable de distinguer avant de frapper, correspond au difficile voyage vers la prise de conscience révolutionnaire, et je comprends aussi que n’ayant jamais été un rebelle, dans le sens que je viens de décrire, je me suis toujours donné, avant d’attaquer, les moyens pour distinguer, mais je n’échappe pas à la fascination de la bête qui remet à zéro. Je ne me sens donc pas d’avaliser le passage à la distinction comme un processus d’acquisition de capacités révolutionnaires plus amples. Différentes oui, plus amples peut-être, meilleures sûrement pas.

La force sûre d’elle même, avec laquelle la bête enfin déchaînée se meut dans le noir, frappant peut-être indistinctement, revient toujours devant mes yeux. Celui qui se met en jeu totalement, est totalement libre, il peut donc détruire qui il veut. Rien ne peut l’arrêter, rien sinon une force plus grande que lui, capable de le tuer. Ou alors, quelque chose qui naît en lui, au sein de sa conscience même, quelque chose qui commence à parler la voix forte et intolérable du jugement moral. Au fond, face à cette voix très aiguës, même les millénaires d’atrocité redeviennent petits. La férocité et le sang sont, comme la torture, des caractéristiques trop inhérentes au maître, et trop liées au souvenir du fouet, pour pouvoir être immédiatement découvert par la bête dans quelques coins cachés de son esprit meurtri. Mais la mort non, le coup de griffe radical, celui qui retire à l’adversaire toute opportunité de faire du mal, de frapper et de torturer. La mort est perçue par la bête comme la seule solution à portée de main, le seul prix à faire payer à ceux qui, dans sa vie, ont laissé trop de comptes en suspend.

Protester pour les innocents trucidés par la barbarie de la bête déchaînée est humain, car l’homme est avant tout une truffe qui se cache derrière le doigt de la morale. Il n’a pas encore appris, par exemple, à se demander la raison des grandes offensives de la nature offensée, mais il devra se dépêcher de le faire, s’il ne veut pas s’auto-supprimer à jamais.

Bien sur, je me sens m’évanouir quand je prend connaissance des nombreux massacres qui quotidiennement étoffent les lectures édifiantes que nous faisons tous plus ou moins. Et je m’indigne de mon impuissance (ou de celle des organes compétents, gouvernement, police, Etat?), incapable de freiner ces tragédies, alors mes yeux brillent quand un bien-intentionné apporte un camion de vivres aux misérables survivants. Une bonne âme, enfin.

Je me perd ainsi dans les distinctions. La lumière critique devient un moyen pour justifier, et non pas un point projectuel d’où partir.

La bête triomphante ne connaît pas ces problèmes.

Distinguer ne veut pas seulement dire soupeser : celui-là est coupable, celui-la non, celui-là l’est plus, celui-là l’est moins. Distinguer veut dire avant tout ceci plutôt que cela, car ça correspond mieux à mon projet, qui peut mieux s’articuler et se développer à partir de ceci qu’à partir de cela. Le projet fait le révolutionnaire. Mais le jour de son triomphe, il n’est pas dit que la bête déchaînée ait forcément un projet. Elle peut n’avoir tout simplement que la nécessité de détruire, même le premier sur qui elle tombe, au coin de la rue.

Et si le premier sur qui elle tombe, au coin de la rue, n’est pas un maître ? Si ce n’est même pas un de ceux qui repeint les chaînes ? S’il est innocent ?

Personne n’est innocent, pourrait répondre la bête, finalement triomphante dans sa liberté. Où était donc ce soit-disant pauvre homme, quand le maître me tenait enchaînée, et qu’il me faisait manquer d’air en serrant le collier ? Était-il là à freiner sa main ? Ou bien il était parmi ces nombreux innocents qui sollicitent l’emploi du fouet et de la cage pour se sentir en sécurité dans leurs pauvres maisons de banlieues ? Et même si cet innocent dont vous parlez était – pourrait continuer la bête, en respirant à pleins poumons –, hypothèse extrême, un révolutionnaire penché sur ses projets de libération, occupé à réfléchir sur comment détruire le maître, la chaîne et tout le reste, mais absolument sans mots face à mon existence en liberté, et sans moyens pour arrêter ceux qui tôt ou tard finiront par m’abattre, que m’en importe ? Pourquoi devrais-je l’épargner ?

Et le pauvre petit, un bébé sans défense et tendre comme la crème, qui n’était évidemment même pas venu au monde quand le maître étudiait la longueur de la chaîne avec laquelle m’attacher, ainsi que les dimensions de la cage qui allait m’enfermer, ce pauvre petit être que je pourrais emmener avec moi, en le serrant avec toute la délicatesse dont mes puissantes dents sont pourtant capables, et élever avec mon lait, protéger et faire devenir fort et robuste, ne croyait vous pas qu’une fois devenu fort et robuste, il ne s’ingénierait pas à me construire immédiatement une nouvelle chaîne et une nouvelle cage ? Pour quelle raison devrais-je l’épargner ?

Essayez de dire que ces réflexions sont erronées. Bestiales peut-être, mais erronées non. Et les maîtres le savent, et c’est pour cette raison qu’ils cherchent toutes les manières d’allonger et de colorer la chaîne.

Ils savent que la pitié est un sentiment trop subtil pour résister aux coups de nerfs de bœuf, ils savent qu’ils ne peuvent pas invoquer de règles éthiques, eux qui n’ont toujours eut pour règle que le profit, ce 3% qui a constitué le monde de la grande bourgeoisie foncière.

Attention à la bête, voilà leur mot d’ordre, ne la réveillez pas, laissez la demander et obtenir quelque chose, ne la poussez pas aux conséquences extrêmes, elle pourrait être très dangereuse.

D’un certain côté, il arrive même un séduisant cantique de possibilisme progressiste. Il est adressé aux bêtes enchaînées, et est l’œuvre des chanteurs libres, des pauvres bestioles inoffensives mais tenaces, capable de rendre visible des mécanismes inexistants dirigés vers la libération, comme si c’étaient des verres d’eau pour un assoiffé. Encore un peu de patience, disent ces prêtres déguisés, le paradis où vont tomber les chaînes n’est pas, à vrai dire, dans l’autre monde, celui indiqué par l’Eglise, mais il est précisément ici, dans l’histoire qui se dirige vers la liberté. La bête avale difficilement la pilule, et rêve aussi de mordre, à la première occasion, dans leur os coriaces.

Mais, quelle est cette liberté qui bouleverse la vie ordonnée et contrainte de la bête ? Quelqu’un pourrait dire (à raison) que c’est le déchaînement, d’autres que c’est la mise en jeu de soi-même, ou bien d’autres encore diraient que c’est la conscience de soi enfin mûre. Finalement, les plus attentifs concluraient, sagement, que c’est l’ensemble de ces choses. Et tous n’auraient vu qu’un seul aspect du problème. La bête déchaînée est la liberté elle-même, quand ce n’est pas qu’une bête libre, et étant la liberté, elle se répand sans limite et sans mesure, elle se déploie dans toute sa force, décide et attrape, attrape et écrase, écrase et s’empare, avec pour seul obstacle une force plus grande qui, en l’affrontant, la tue.

Cette bête est belle comme la liberté, car elle est pure comme la liberté, elle n’a pas de calculs, pas même celui d’une efficacité supérieure, elle coupe l’herbe à la racine, face à elle, mais brûle tout derrière elle. Elle ne préserve rien de ce qu’elle affronte, mais elle ne garde pas non plus quelque chose qui pourrait lui être utile demain. Pour elle, il n’y a de lendemain qu’aujourd’hui, la violence de la destruction est sa vie. Et vous, recteurs sacrosaints des canons éthiques, vous voulez lui parler en termes de ce qu’elle doit faire ! Attention, elle pourrait vous écraser sans même s’en apercevoir.

Gardez vos plaintes pour le jour où nous célébrerons ses funérailles.

La liberté est cette absence absolue de règles. Quand elle se penche sur le monde, même à travers une petite fissure, elle renverse, rien ne peut négocier avec elle, seule une force plus grande peut la combattre et la détruire. L’acceptation des règles est la condition première du vivre-ensmble, et celle-ci peut avoir un niveau de liberté considérable, mais ce n’est pas la liberté, disons que c’est le renoncement à la liberté pour un idéal présupposé supérieure, précisément celui de la paix sociale. Seulement, ceux qui tirent profit, en premier lieu, de cet idéal de substitution, ce sont les exploiteurs, les organisateurs du joug, alors que la grande masse des personnes présentes est simplement traitée comme un poids mort, un coup ici, un coup là, pour faire pencher la balance un coup par-ci et un coup par-là. La liberté est un rêve éblouissant, non pas un événement de comptables. Ceux qui n’ont pas eu la peau écorchée au sang par les mésaventures de l’exploitation ne peuvent pas faire ce rêve. Les érudits de la révolution, déblatérant de projets et de reconstructions, avec leurs méthodes perfectionnées, atteignent parfois une férocité tout aussi considérable, mais ils n’ont pas la force essentielle de la bête, la pureté absolue qu’elle tire de son déchaînement.

Mais, peut-on supposer qu’une telle bête se trouve blottie à l’angle de la maison ? Ou bien c’est un fait d’une telle rareté, que l’on peut en discuter ici comme d’un événement hypothétique, un battement de cils du monstre qui respire tranquillement au fond de chacun d’entre nous ?

Si l’on pense aux millions d’êtres humains emmenés à l’abattoir, dans une résignation sainte et parcimonieuse, il y a de quoi être presque certains que la bête insaisissable n’existe pas, à part dans la fantaisie des écrivains dédiés maladroitement à effrayer les riches, ceux qui ont beaucoup à perdre. Si l’on regarde le spectacle du soir, que j’ai eu tant de fois le privilège douteux d’observer, le spectacle des centaines de taulards qui rentrent tranquillement dans leurs cellules, comme des chèvres dans la bergerie, il y a de quoi penser que c’est de la fantaisie plus que la réalité.

Attention, patrons rondelets, attentions gardes zélés, à tout moment la bête peut se déchaîner. Essayez de la mettre queue au mur une fois encore, essayez et vous allez voir.

Beaucoup d’hommes honnêtes, en toge et en hermine, somnolant parmi leurs paperasses, n’ont jamais pensé à cette éventualité. Cachés derrière le code, ils se pensent en sûreté, et ils le sont certainement, tant que l’on en reste à la chaîne desserré, aux règles flexibles du dialogue et de la tolérance. Attention de ne pas faire tomber ce voile qui cache vos ignominies, la bête pourrait s’en apercevoir. Ne poussez pas le jeu trop loin.

Je sais bien que vous n’êtes pas stupides, et que vous pensez à un monde futur géré de la meilleur des manières par vos intelligences éclairées. Je sais bien que vous faites souvent des reproches à ceux d’entre vous qui soutiennent encore la théorie obsolète du raccourcissement de la chaîne, et je sais aussi que vous avez peut-être, de temps en temps, même sans vous en apercevoir, un mouvement de sympathie pour la pauvre bête, un mouvement de l’esprit qui, pour autant, ne parvient jamais à vous conseiller un rapprochement excessifs de ses griffes.

Je sais tout ça. Je sais à quel point vous êtes justes, de votre justice bien-entendue, et à quel point vous désirez la vérité, votre vérité. Justice et vérité qui vous ouvrent la voie, mais qui ne mettent jamais en discussion les chaînes qui assurent votre domination.

Je vous comprend, même si je ne bougerez pas un doigt pour vous aider si je vous voyez en difficulté. Mais la bête non, la bête ne vous comprend pas.

La force de la bête triomphante est précisément là, dans la non-compréhension, dans le fait de ne pas trouver vos arguments valides et (en vérité, chers messieurs), les miens non plus. Elle ne les trouve pas valides, non pas parce qu’elle les refuse, mais parce qu’elle n’y prête aucune attention, elle ne les considère même pas. Une perte de temps, rien d’autre. C’est précisément pour ça que sa force est incompréhensible, ce serait comme demander de la clémence à un volcan ou à un tremblement de terre.

Essayez de la remettre queue au mur, maintenant, après avoir lu ces pages. Essayez, si vous parvenez à trouver le courage, de raccourcir la chaîne, de serrer le collier et le mors.

Essayez.

Catania, 14 décembre 1998

Source: La bestia inafferrabile, Alfredo. M. Bonanno, Edizioni Anarchismo, introduction à la première édition, mai 1999 (Catania).

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