Donc, quand ces messieurs nous disent : « Vous êtes des utopistes, vous les anarchistes vous êtes naïfs, votre utopie ne peut pas se réaliser », nous devons dire : « Oui, c’est vrai, l’anarchisme est une tension, ce n’est pas une réalisation, ce n’est pas une tentative concrète de réaliser l’anarchie demain matin ». Mais nous devons aussi pouvoir dire : mais vous autres, messieurs les démocrates qui êtes au gouvernement, qui y réglementez la vie, qui prétendez entrer dans nos idées, dans nos cerveaux, qui nous gouvernez à travers l’opinion quotidienne que vous construisez dans les journaux, dans les universités, dans les écoles etc etc, qu’avez-vous réalisé ? Un monde digne d’être vécu ? Ou bien un monde de mort, un monde dans lequel la vie est un fait aplati, privé de qualité, sans signification, un monde dans lequel on arrive à un certain âge, au seuil de la retraite, et on se demande : « Mais qu’ai-je fait de ma vie ? Quel sens ça a de vivre toutes ses années ? ».
Pour télécharger la brochure : La tension anarchiste A5 page-par-page
Ci-dessous, le texte de la brochure :
La tension anarchiste
Quand je commence à parler, je suis toujours un peu embarrassé, au moins au début. Et cet embarras augmente face à ce qu’on appelle à tort une conférence ou, comme très modestement on cherche à la camoufler, une conférence débat. Après tout il s’agit d’un discours de quelqu’un qui vient d’ailleurs, peut-être d’une autre génération, comme s’il pleuvait du passé, quelqu’un qui monte sur cette chaire, fait un discours, et donc ressemble étrangement, et dangereusement, à celui qui vous martèle le cerveau à d’autres fins, avec d’autres intentions. Mais, si vous faites un peu attention, derrière cette ressemblance extérieure, dans les concepts qui vont suivre maintenant, il y aura une différence considérable.
Le premier de ces concepts est constitué par la question: qu’est-ce que l’anarchisme ? Et puisque je sais avec certitude, parce que je les connais personnellement , qu’ici même il y a de nombreux anarchistes, c’est étrange que je prenne, en ce moment, un problème de ce genre. A défaut d’autres choses, les anarchistes devraient savoir ce qu’est l’anarchisme. A l’inverse, toutes les fois où c’est nécessaire je reprend le discours par la même question : qu’est-ce que l’anarchisme ? Quand bien même en quelques mots. Pourquoi ? Normalement cela n’arrive pas pour toutes les autres expressions de la vie, pour toutes les autres activités, pour toutes les autres pensées, ce que l’on définit ou que l’on considère, et même avec un certain fondement, quelque chose, de ce quelque chose on a certainement connaissance.
Voilà, les anarchistes au contraire se posent toujours le problème : qu’est-ce que l’anarchisme ? Que signifie être anarchiste ? Pourquoi ? Pourquoi n’existe-t-il pas une définition qui une fois atteinte puisse être conservée dans un coffre-fort, être mise de côté et considérée comme un patrimoine dans lequel puiser petit à petit. Être anarchiste ce n’est pas avoir atteint une certitude, avoir dit une fois pour toutes : « Voilà, moi, finalement, à partir de ce moment, je suis en possession de la vérité et, comme tel, du point de vue des idées au moins, je suis un privilégié ». Celui qui raisonne de cette manière n’est anarchiste que dans ses dires. L’anarchiste est à l’inverse celui qui se met lui-même réellement en doute en tant qu’anarchiste, en tant que personne, et qui se demande: « Comment est ma vie en fonction de ce que je fais et par rapport à ce que je pense ? Quelle relation est-ce que j’arrive journellement, quotidiennement, à maintenir dans toutes les choses que je fais, une façon d’être une fois encore anarchiste et de ne pas rentrer dans des accords, des petits compromis quotidiens, etc ?»
L’anarchisme n’est donc pas un concept qui se scelle avec un mot comme une pierre tombale. Ce n’est pas une théorie politique. C’est une manière de concevoir la vie, et la vie, que nous soyons jeunes ou âgés, n’est pas quelque chose de définitif : c’est un pari que nous devons jouer jour après jour. Le matin, quand nous nous levons du lit et que nous posons les pieds au sol, nous devons avoir un bon motif pour nous lever, si nous n’en avons pas, que nous soyons anarchistes ou que nous ne le soyons pas, cela n’a aucune signification. Mieux vaut rester couché au lit, à dormir. Et, pour avoir un bon motif, nous devons savoir comment agir, parce que pour l’anarchisme, pour l’anarchiste, il n’y a pas de différence entre la pensée et l’action, mais il y a un renversement continu de la théorie dans l’action et de l’action dans la théorie. Voilà ce qui différencie l’anarchiste de n’importe quelle autre personne qui a une conception de la vie différente et qui cristallise cette conception de la vie dans une pensée politique, dans une pratique politique, dans une théorie politique.
C’est ça que l’on ne vous dit pas normalement, c’est ça qui n’est pas écrit dans le journal, c’est ça qui n’est pas écrit dans les livres, c’est ça que l’école tait jalousement parce que cela est le secret de la vie : ne pas séparer définitivement la pensée de l’action, les choses que l’on sait, les choses que l’on comprend, des choses que l’on fait, des choses à travers lesquelles nous agissons.
Voilà ce qui différencie un homme politique d’un anarchiste révolutionnaire. Pas les mots, pas les concepts, et, vous me le concéderez, sous certains aspects, les actions non plus, parce que pour certaines actions ce n’est pas le fait extrême de se conclure par une attaque – radicale disons – qui les différencie et les caractérise, ce n’est pas non plus la justesse du choix de l’objectif qui les qualifie, mais c’est la façon dont la personne, le compagnon qui réalise ces actions, réussit à les faire devenir un moment expressif de sa vie, caractérisation spécifique, sens, valeur pour vivre, joie, désir, beauté, non pas réalisation pratique, non pas réalisation malhonnête d’un fait qui se conclut mortellement en lui-même et détermine la possibilité de dire : « aujourd’hui moi j’ai fait ça » éloigné de moi, à la périphérie de mon existence.
Voilà, ça c’est une différence. Et de cette différence en émerge une autre, considérable selon moi. Celui qui pense que les choses à faire sont en dehors de lui et se réalisent dans de nombreux succès et insuccès – que voulez-vous, la vie est comme un escalier : on monte un peu, on descend un peu, il y a des moments où les choses vont bien, il y en a où les choses vont mal – voilà, celui qui pense que la vie est faite de ces choses : par exemple, la figure classique du politicien démocrate (bien évidemment, une personne avec laquelle on peut discuter, un type sympathique, tolérant, qui a des aspects permissifs, qui croit au progrès, au futur, en une société meilleure, à la liberté), voilà, cette personne ainsi faite, habillée peut-être sans deux pièces, sans cravate, décontractée, une personne qui de près semble être un compagnon et qui dit elle-même être un compagnon, cette personne peut très bien être un policier, ça ne change rien. Pourquoi pas ? Il y a des policiers démocrates, elle est finie l’époque de l’uniformité de la répression, aujourd’hui la répression a des aspects sympathiques, ils nous répriment avec tellement d’idées brillantes. Voilà, cette personne, ce démocrate, comment pouvons-nous le caractériser, comment pouvons-nous l’identifier, comment pouvons-nous le voir ? Et si on nous met devant les yeux un voile qui nous empêche de le voir, comment pouvons-nous nous en défendre ? En l’identifiant à travers ce fait : que pour lui la vie est réalisation, sa vie, c’est des faits, des faits quantitatifs qui se démêlent devant ses yeux et rien d’autre.
Quand nous parlons avec quelqu’un nous ne pouvons pas lui demander sa carte d’adhérent. A plusieurs reprises, à travers ses idées, nous finissons dans une grande confusion et nous ne comprenons plus rien, parce que nous sommes tous des orateurs sympathiques et progressistes, tous nous encensons la beauté de la tolérance et ainsi de suite. Comment faisons-nous pour nous rendre compte que l’ennemi est devant nous, le pire de nos ennemis ? Parce qu’au moins face au vieux fasciste on savait se défendre, il frappait et, si nous étions bons, nous frappions aussi, plus fort que lui. Maintenant l’histoire a changé, la situation a changé. Désormais, pécher un fasciste cogneur devient peut-être difficile. Mais ce sujet que nous cherchons à exposer à grands traits, ce démocrate que nous trouvons à tous les niveaux: à l’école ou au Parlement, dans la rue ou sous l’uniforme policier, comme juge ou comme médecin, ce sujet-là est notre ennemi parce qu’il considère la vie d’une manière différente de comment nous la considérons, parce que pour lui la vie est une autre vie, ce n’est pas notre vie, parce que pour lui nous sommes des extraterrestres et je ne vois pas pourquoi il devrait être considéré comme un habitant de notre planète. C’est ça la ligne qui nous sépare de lui, parce que sa conception de la vie est de nature quantitative, parce qu’il évalue les choses comme des succès, ou si vous voulez aussi comme des échecs, mais de toute façon toujours du point de vue quantitatif et nous, nous l’évaluons d’une manière différente, et c’est là-dessus que nous devons réfléchir: de quelle manière la vie a pour nous quelque chose de différent, de qualitativement différent.
Alors, ce monsieur si bien disposé à notre égard nous renvoie une critique et dit : « Oui, les anarchistes sont sympathiques, mais ils sont inefficaces, qu’ont-ils jamais fait dans l’histoire, quel Etat a été anarchiste ? Ont-il déjà réalisé un gouvernement sans le gouvernement ? Une société libre, une société anarchiste, une société sans pouvoir, ce n’est pas une contradiction ? » Et cette lourde critique qui nous tombe dessus a, certainement, une grosse dimension, parce qu’en effet même dans ces cas où les anarchistes ont été très proches de la réalisation de leurs utopies constructives d’une société libre, comme par exemple en Espagne ou en Russie, en les examinant bien, ces constructions sont plutôt discutables. Ce sont des révolutions certes, mais ce ne sont pas des révolutions libertaires, elles ne sont pas l’anarchie.
Donc, quand ces messieurs nous disent : « Vous êtes des utopistes, vous les anarchistes vous êtes naïfs, votre utopie ne peut pas se réaliser », nous devons dire : « Oui, c’est vrai, l’anarchisme est une tension, ce n’est pas une réalisation, ce n’est pas une tentative concrète de réaliser l’anarchie demain matin ». Mais nous devons aussi pouvoir dire : mais vous autres, messieurs les démocrates qui êtes au gouvernement, qui y réglementez la vie, qui prétendez entrer dans nos idées, dans nos cerveaux, qui nous gouvernez à travers l’opinion quotidienne que vous construisez dans les journaux, dans les universités, dans les écoles, etc. etc., qu’avez-vous réalisé ? Un monde digne d’être vécu ? Ou bien un monde de mort, un monde dans lequel la vie est un fait aplati, privé de qualité, sans signification, un monde dans lequel on arrive à un certain âge, au seuil de la retraite, et on se demande : « Mais qu’ai-je fait de ma vie ? Quel sens ça a de vivre toutes ses années ? ».
Voilà ce que vous avez réalisé, voilà ce qu’est votre démocratie, ce qu’est votre concept de peuple. Vous gouvernez un peuple, mais que veut dire peuple ? Qu’est-ce que c’est le peuple ? C’est peut-être cette petite partie, même pas si consistante que ça, qui va aux sondages, aux élections, qui vote pour vous, qui désigne une minorité, laquelle minorité désigne ensuite une autre minorité plus petite encore que la première, qui nous gouverne au nom des lois. Mais ces lois que sont-elles sinon l’expression des intérêts d’une petite minorité destinée spécifiquement à faire obtenir en premier lieu les perspectives d’enrichissement, de renforcement du pouvoir etc etc ?
Vous gouvernez au nom d’un pouvoir, au nom d’une force qui vous vient de quoi ? D’un concept abstrait, vous avez réalisé une structure qui, pensez-vous, peut être améliorée… mais comment, de quelle façon dans l’histoire a-t-elle été améliorée ? Quelle est la condition dans laquelle nous vivons aujourd’hui sinon une condition de mort précisément, d’aplatissement de la qualité ? Ceci est la critique que nous devons renvoyer aux défenseurs de la démocratie. Si nous anarchistes sommes utopistes, nous le sommes comme une tension vers la qualité si les démocrates sont utopistes, ils le sont comme une réduction vers la quantité. Et, à la réduction, à la momification vécue dans le cadre d’une dimension du moindre dégât possible pour eux et du maximum de dégâts acceptables pour la grande quantité des personnes qui finissent exploitées, à cette réalité misérable, nous opposons notre utopie qui au moins est une utopie de la qualité, une tension vers un futur différent, radicalement différent de ce dans quoi nous vivons aujourd’hui.
Donc tous les discours qui vous sont adressés par quelqu’un qui vous parle au nom du réalisme politique, quand les hommes d’Etat, quand les professeurs (qui sont les serviteurs des hommes d’Etat), quand les théoriciens, les journalistes, tous les intellectuels qui passent dans les salles comme celles-ci, avec leurs discours ils vous parlent avec les mots calmes et tolérants de l’homme réaliste, vous affirmant que l’on ne peut pas faire autrement, que la réalité est ce qu’elle est, qu’il faut faire des sacrifices, voilà, ces gens vous trompent, ils vous trompent parce qu’il est vrai que l’on peut faire autrement, parce qu’il est vrai que chacun de nous peut s’insurger au nom de sa dignité blessée face à la tromperie, parce qu’il est vrai que chacun de nous peut se sentir trompé, parce que finalement chacun peut prendre conscience de ce qu’ils font à son détriment et en s’insurgeant chacun peut changer non seulement la réalité des choses, mais peut changer sa vie, peut la faire devenir digne d’être vécue, peut se lever le matin, poser les pieds par terre, se regarder dans le miroir et dire : « Finalement les choses j’ai réussi à les changer, au moins en ce qui me concerne », et se sentir un homme digne de vivre sa vie, pas une marionnette entre les mains d’un marionnettiste qu’il n’est même pas possible de bien voir pour lui cracher à la face.
Voilà pourquoi les anarchistes reviennent constamment à parler de ce qu’est l’anarchisme. Parce que l’anarchisme n’est pas un mouvement politique. C’est aussi cela, mais c’est un aspect secondaire. Le fait que le mouvement anarchiste historiquement se présente comme un mouvement politique ne veut pas dire que l’anarchisme comme mouvement politique épuise toutes les potentialités anarchistes existantes. L’anarchisme ne se réduit pas au groupe anarchiste de Cuneo, de Turin ou de Londres ou de tant d’autres villes. Ça ce n’est pas l’anarchisme. Certes, là aussi il y a des compagnons anarchistes et il y a, je l’espère, ou on devrait au moins présumer qu’il y a, ce type de compagnon qui a commencé individuellement sa propre insurrection, qui s’est rendu compte, a pris conscience du cadre coercitif et impérieux à l’intérieur duquel on est contraint de vivre. Mais l’anarchisme ce n’est pas seulement ça, c’est aussi cette tension de la vie, cette qualité, cette force que nous parvenons à faire sortir de nous-même, changeant la réalité des choses. Et l’anarchisme est l’ensemble de ce projet de transformation uni au projet qui se réalise à l’intérieur de nous-mêmes, au fur et à mesure de notre changement personnel. Par conséquent il ne s’agit pas d’un fait quantitativement historicisable, ce n’est pas un fait qui se réalise simplement dans le déroulement du temps et qui se montre à travers certaines théories, à travers certaines personnes, à travers certains mouvements et aussi, pourquoi pas, à travers des actions révolutionnaires bien précises. Dans cette somme d’éléments il y a toujours quelque chose en plus, et c’est ce quelque chose en plus qui fait constamment vivre l’anarchisme d’une manière différente.
Donc, entre cette tension, que selon moi nous devons toujours conserver en nous comme une tension vers le différent, vers l’impensable, vers l’indicible, vers une dimension que nous devons réaliser et que nous ne savons pas bien de quelle façon, entre cette tension donc et le quotidien des choses que nous faisons et pouvons faire, nous devons toujours maintenir un lien, une relation précise de changement, de transformation.
Le premier exemple qui me vient à l’esprit à ce sujet c’est encore un autre élément contradictoire. Pensez au concept de problème : « il y a des problèmes à résoudre », ceci est une phrase classique. Nous avons tous des problèmes à résoudre, la vie est un problème à résoudre, vivre est un problème, n’importe quel aspect de la réalité, de sa condition sociale, de l’obligation de briser le cercle qui nous entoure, aux simples vicissitudes que nous affrontons quotidiennement, nous considérons tout ça comme un problème. Mais les problèmes sont-ils résolubles ?
Et là il y a un grand malentendu, pourquoi ? La structure qui nous opprime suggère l’idée que les problèmes sont résolubles et que c’est à elle de les résoudre. Et, de plus, cette structure propose l’exemple (je crois que beaucoup ici sont étudiants) des problèmes que l’on résout en géométrie, en mathématique etc etc. Mais ce type de problème, le problème en mathématique, que l’on considère comme un exemple de problème résoluble, n’est rien d’autre qu’un faux problème, pour lequel c’est possible de le résoudre parce que au moment où on l’affronte la réponse est déjà contenue dans la la proposition du problème même, c’est-à-dire que la réponse est une répétition du problème, sous une forme différente, ou, comme on dit techniquement, une tautologie. On dit une chose et on répond avec la même chose, pour laquelle, grosso modo, il n’y a pas de solution dans le problème, mais il y a une répétition du problème sous une forme différente.
Maintenant, quand on parle de résoudre un problème qui concerne notre vie à tous, notre existence quotidienne, on parle de problème qui ont une complexité que l’on ne peut pas contenir à l’intérieur d’une simple répétition du même problème. Par exemple, si nous disons : « le problème de la police », l’existence de la police pour beaucoup d’entre nous constitue un problème. Il n’y a aucun doute que l’agent de police est un instrument d’oppression à travers lequel l’Etat nous empêche de faire certaines choses. Comment fait-on pour résoudre un problème de ce genre ? Est-ce qu’elle existe la possibilité de résoudre le problème de la police ? La question, en soi, se révèle inconsistante. Il n’existe pas de possibilité de résoudre le problème de la police. Mais, du point de vue d’un raisonnement démocratique, il existe le problème de résoudre quelques aspects du problème de la police, démocratisant les structures, transformant l’esprit du policier et ainsi de suite. Maintenant, penser que ce soit une solution au problème du contrôle et de la répression est pour le moins stupide, ainsi qu’illogique, en fait ce n’est rien d’autre qu’une manière de moduler la répression selon les intérêts du pouvoir, selon les intérêts de l’État. De fait, si aujourd’hui il faut une police démocratique, demain il faudra peut-être une structure de contrôle et de répression beaucoup moins démocratique qu’aujourd’hui, et la police dira encore une fois, comme elle l’a fait dans le passé : j’obéis, expulsant peut-être ou éliminant en son intérieur les rarissimes et marginales minorités qui pensent différemment.
Quand je dis police je veux dire n’importe quelle structure répressive, des carabiniers à la magistrature, n’importe quelle expression de l’Etat qui sert simplement comme aspect du contrôle et de la répression. Comme vous voyez, donc, les problèmes sociaux ne sont pas résolubles. La tromperie, de la part des structures démocratiques, à prétendre résoudre les problèmes, c’est une tromperie qui montre qu’il n’existe aucune affirmation de la pensée politique démocratique qui se fonde sur un minimum de réalité, sur un minimum de concret. Tout se base sur la possibilité de jouer sur l’équivoque que les choses peuvent toutefois s’ajuster dans le temps, peuvent se transformer en mieux, peuvent s’arranger. C’est sur cet arrangement que se fonde la force du pouvoir, et c’est sur cet arrangement que les dominants se tiennent à moyen terme et à long terme. Il changent les cartes, ils changent les rapports et nous autres attendons qu’advienne ce qu’ils nous ont promis, ce qui n’arrive jamais, parce que ces améliorations ne se vérifient jamais, parce que le pouvoir reste toujours le même, il reste toujours : une poignée d’hommes, une minorité de privilégiés qui gère les manettes de la domination, qui fait ses intérêts et protège les conditions de la suprématie de celui qui est aux commandes ; de celui qui continue à dominer.
Maintenant, qu’avons-nous comme instrument pour faire obstacle à cet état de chose ? Ils veulent nous contrôler ? Et nous refusons le contrôle. Certes, ceci nous pouvons le faire, sans doute le faisons-nous, nous cherchons à minimiser les dommages. Mais, dans un cadre social, le refus du contrôle est valable jusqu’à un certain point. Nous pouvons limiter certains aspects, nous pouvons hurler quand nous sommes frappés injustement, mais c’est clair qu’il y a certains lieux de la domination où les règles qu’on appelle lois, les panneaux qui signalent des enclos, les hommes que l’on appelle policiers nous empêchent de pénétrer. Ça ne fait aucun doute, essayez d’entrer au Parlement, et vous verrez ce qui vous arrive, je ne sais pas. On ne peut pas dépasser certains niveaux, certains contrôles ne peuvent être évités.
Alors, dans cette situation qu’est-ce que nous opposons ? Simplement un rêve ? Une hypothèse de liberté, qui de surcroît doit encore être formulée plutôt correctement, parce que nous ne pouvons pas dire : « la liberté des anarchistes est simplement une réduction du contrôle ». Dans ce cas nous tombons dans l’équivoque : « Mais où doit s’arrêter cette réduction du contrôle ? A un contrôle minimum peut-être ? » Par exemple, l’Etat deviendrait-il légitime en tant qu’Etat, pour nous anarchistes, si au lieu d’être l’Etat oppresseur d’aujourd’hui il était, disons, l’Etat minimal idéal des libéraux ? Bien sûr que non. Ce n’est donc pas le raisonnement à suivre. Ce que nous pouvons chercher à obtenir et à atteindre n’est donc pas composé d’une limitation du contrôle, mais d’une abolition du contrôle. Nous ne sommes pas pour une meilleure liberté, une meilleure liberté se donne à l’esclave quand on lui allonge sa chaîne, nous sommes pour l’abolition des chaînes, donc nous sommes pour la liberté, pas pour une meilleure liberté. Et la liberté signifie absence de chaîne, signifie absence de limites avec tout ce que cette affirmation entraîne.
La liberté est un concept non seulement difficile et inconnu, mais c’est un concept douloureux, et à l’inverse il nous est vendu comme un concept magnifique, doux, reposant, comme un rêve qui est tellement éloigné qu’il nous fait nous sentir bien, à l’instar de toutes ces choses qui – puisqu’elles sont lointaines – constituent une espérance, une foi, une croyance. En d’autres termes, cet intouchable qui résout les problèmes d’aujourd’hui, non pas parce qu’en effet il les résout mais parce qu’il les couvre simplement, les modifie, empêchant ainsi d’avoir une vision claire du pétrin dans lequel nous sommes aujourd’hui. Bien, un jour nous serons libres, bien, nous sommes dans le pétrin, mais à l’intérieur de ce pétrin il y a une force souterraine, un ordre involontaire qui ne dépend d’aucun de nous, qui travaille à notre place, qui peu à peu fera modifier les conditions de souffrance dans lesquelles nous vivons et nous conduira dans une dimension libre où nous vivrons tous heureux. Non, la liberté ce n’est pas ça, ça c’est une arnaque, c’est une arnaque qui ressemble beaucoup, et tragiquement, à la vieille idée de Dieu, l’idée de Dieu qui nous aidait tant de fois, et aide encore aujourd’hui tant de personnes en souffrance, parce qu’elles leurs disent : « Bien, aujourd’hui nous souffrons, mais dans l’autre monde nous vivrons mieux » ou plutôt comme dit l’Évangile les derniers seront les premiers, par conséquent ce renversement encourage les derniers d’aujourd’hui parce qu’ils seront les premiers demain.
Si nous faisions passer pour réel un concept de liberté de ce type, nous bercerions les souffrances d’aujourd’hui, nous mettrions un petit pansement sur les plaies sociales d’aujourd’hui, exactement de la même façon par laquelle le prêtre avec son sermon, avec son raisonnement, met un petit pansement sur les plaies des pauvres qui l’écoutent, qui s’imaginent que le règne de Dieu les sortira de leurs souffrances. C’est clair que les anarchistes ne peuvent pas faire le même raisonnement, la liberté est un concept destructif, la liberté est un concept qui inclut l’élimination absolue de n’importe quelle limite. Maintenant, la liberté est une hypothèse qui doit rester dans notre cœur, mais en même temps elle doit nous faire comprendre que si nous voulons la liberté nous devons être prêts à affronter tous les risques de la destruction, tous les risques de la destruction de l’ordre établi dans lequel nous vivons. La liberté n’est pas un concept qui peut nous bercer, dans l’attente que se développent des améliorations, abstraction faite de notre capacité réelle d’intervention.
Pour nous rendre compte des concepts de ce type, pour nous rendre compte des risques en maniant des concepts dangereux de ce type, nous devons être en mesure de construire des idées en nous, d’avoir des idées.
Même sur ce point il y a des équivoques considérables. Il est fréquent de considérer comme une idée n’importe quel concept que nous avons à l’esprit. Quelqu’un dit: «il m’est venu une idée», et de cette façon cherche à identifier ce qu’est une idée. Cela est l’hypothèse cartésienne de l’idée qui s’opposait à l’hypothèse platonicienne de l’idée comme point de référence abstrait, lointain etc etc. Mais ce n’est pas à cela que nous nous référons quand nous parlons d’idée. L’idée est un point de référence, c’est un point fort qui transforme la vie, c’est un concept qui a été chargé de valeur, c’est un concept de valeur qui devient concept de force, quelque chose qui est capable de développer de façon différente notre rapport aux autres, l’idée c’est tout ça. Mais, en effet, la source à travers laquelle nous parviennent les éléments pour que nous puissions élaborer des idées de ce type, quelle est-elle? L’école, l’académie, l’université, les journaux, les livres, les professeurs, les techniciens, la télévision etc etc. Mais à travers ces instruments d’informations et d’élaboration culturelle que nous arrive-t-il ? Une accumulation plus ou moins considérable d’informations, laquelle nous pleut dessus en cascade, bout comme dans une casserole, à l’intérieur de nous-même, et nous fait produire des opinions. Nous n’avons pas d’idées, nous avons des opinions.
Voilà la conclusion tragique. Mais l’opinion, qu’est-ce que c’est ? C’est une idée aplatie qui est uniformisée pour l’adapter à des grandes quantités de personnes. Les idées de masse ou les idées massifiées sont des opinions. Maintenir ces opinions est important pour le pouvoir parce que c’est à travers l’opinion, la gestion de l’opinion, que s’obtiennent certains résultats, notamment, par exemple, le mécanisme de la propagande à travers les grands moyens d’informations, la réalisation des processus électoraux etc etc. La formation des nouvelles élites du pouvoir ne se fait pas à travers les idées, mais à travers les opinions.
Que veut dire s’opposer à la formation de l’opinion ? Ça veut peut-être dire acquérir une plus grande quantité d’informations ? C’est-à-dire, s’opposer à l’information avec une contre-information? Non, cela n’est pas possible parce que quelque soit la façon dont on retourne le problème nous ne pouvons avoir la capacité, contre la quantité gigantesque d’informations dont nous sommes bombardés quotidiennement, de donner à notre contre-information la capacité de « dévoiler », à travers un processus de diétrologie1, la réalité qui a été « substituée » par ce bavardage informatif. Nous ne pouvons œuvrer dans ce sens. Quand nous faisons ce travail, en très peu de temps nous voyons que c’est inutile, nous ne réussissons à convaincre personne.
Voilà pourquoi les anarchistes ont affronté de manière critique le problème de la propagande. Oui, bien sûr, comme vous le voyez il y a ici une petite table bien fournie, comme partout où il y a des initiatives et des conférences de ce genre. Il y a toujours nos brochures, il y a toujours nos livres. Nous sommes surchargés de journaux et nous sommes doués pour faire ce type de publications. Mais ce n’est pas seulement ça le travail que nous devons faire et quand nous faisons ce travail, il ne doit pas contenir d’éléments de contre-information, ou s’il en contient il s’agit d’accidents. Ce travail cherche essentiellement, ou devrait chercher à construire une idée ou quelques idées porteuses, quelques idées-forces.
Faisons un seul exemple. Ces trois ou quatre dernières journées s’est développée l’affaire que les journaux avec des mots épouvantables appellent « Tangentopoli » ou « opération mains propres », et ainsi de suite. Maintenant, toute cette opération qu’a-t-elle conçu dans les têtes des gens ? Elle a construit l’opinion que la magistrature est capable d’ajuster les choses, de faire condamner les politiciens, de changer les conditions, donc de nous conduire des anciennes conceptions typiques de la première République italienne aux conceptions neuves de la seconde République italienne. C’est clair que ce processus, que cette opinion, est très utile, elle a permis par exemple la croissance d’une « nouvelle » élite du pouvoir, qui a remplacé la précédente. Nouvelle, façon de parler, nouvelle jusqu’à un certain point, avec toutefois certaines caractéristiques nouvelles et avec de tristes réapparitions des vieilles habitudes et des anciennes personnalités. C’est comme ça que fonctionne l’opinion.
Maintenant, si on pensait à comparer ce processus de formation d’une opinion qui a eu une utilité considérable seulement pour eux, à la construction d’une idée-force qui pourrait être une analyse approfondie du concept de justice. La différence est abyssale. Mais qu’est-ce qui est juste ? Par exemple, pour beaucoup c’était juste, bien sûr, et même nous nous avons trouvé ça juste que Craxi ait été contraint de s’enfermer dans sa villa tunisienne. La chose a été sympathique, elle nous a aussi fait rire, elle nous a aussi fait du bien, parce que quand les porcs de ce ce niveau finissent par être mis de côté c’est une chose sympathique. Mais est-ce cela la vraie justice ? Par exemple, Andreotti se trouve en difficulté, il paraît qu’ils se sont embrassés sur la joue lui et Riina. Les nouvelles de ce type nous inspirent certes de la sympathie, font qu’on se sent mieux, parce qu’un porc comme Andreotti il n’y a pas de doute qu’il dérangeait même au niveau physique, simplement à le voir à la télévision. Mais est-ce cela le concept de justice ? Regardez, les magistrats de l’anti-mafia Di Pietro et Borrelli ont des supporters comme au stade. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que des millions de personnes ont été impliquées dans le processus d’uniformisation de l’opinion.
Alors que le concept de justice sur lequel nous devrions essayer de réfléchir est différent. A quoi devrait nous amener le concept de justice ? Il devrait nous amener à admettre que si Craxi (ou Andreotti) est responsable, des gens comme Borrelli et comme Di Pietro sont responsables au même titre. Parce que si le premier était un homme politique les autres sont des magistrats. Le concept de justice signifie tracer une ligne de démarcation entre celui qui est un soutien, un alibi, une force du pouvoir et celui qui s’y oppose. Si le pouvoir est injuste tant que son existence même le rend injuste, si toutes les quelques tentatives dont nous avons parlé avant se révèlent être des arnaques pour se justifier elles-mêmes, n’importe quel homme du pouvoir plus ou moins démocratique, peu m’importe ce qui est fait c’est toujours de l’autre côté de la justice.
La construction d’un concept de justice de ce type est évidemment la formation d’une idée, d’une idée qui ne se trouve pas dans les journaux, d’une idée qui n’est pas approfondie dans les salles de classe des écoles ou des universités, qui ne peut créer des morceaux d’opinion, qui ne peut pas amener les gens à voter. Au contraire, cette idée amène chacun à être en contradiction avec soi-même. Parce que face à son propre jugement chacun se demande: «Mais moi, face à l’idée de justice, quand ce que fait Di Pietro me paraît beau, où je me positionne ? Moi aussi je me fais mettre dans le sac, moi aussi je suis un instrument d’opinion, moi aussi je suis le terminal d’un énorme processus de formation du pouvoir et donc moi aussi je deviens non seulement esclave du pouvoir mais aussi complice du pouvoir ? ».
Finalement nous y sommes arrivés, nous sommes arrivés à notre responsabilité. Parce que si ce concept dont nous sommes partis est vrai, s’il est vrai que pour l’anarchiste il n’y a pas de différence entre la théorie et l’action, au moment où cette idée de justice nous apparaît clairement, si cette idée illumine ne serait-ce qu’un instant notre cerveau, cette lumière ne pourra jamais plus s’éteindre, parce que chaque moment, qu’importe la chose à laquelle nous penserons, nous nous sentirons coupables, nous nous sentirons complices d’un processus de discrimination, de répression, de génocide, de mort, de ce processus nous ne pourrons jamais plus nous considérer étrangers. Comment alors pouvons-nous nous définir révolutionnaires, anarchistes ? Comment pouvons-nous nous définir partisans de la liberté ? De quelle liberté parlons-nous si nous avons été complices des assassins qui sont au pouvoir ?
Vous voyez comme elle est différente et critique la situation de celui qui immédiatement réussit, par des analyses approfondies de la réalité ou simplement par hasard ou par malchance, à faire pénétrer dans son cerveau une idée aussi claire comme l’idée de justice. Les idées de ce type il n’y en a pas des mille et des cents. L’idée de liberté, par exemple, est la même chose. Celui qui pour un instant pense à ce qu’est la liberté, ne peut plus se contenter de faire des choses qui puissent augmenter un petit peu les libertés de la situation dans laquelle il vit. A partir de ce moment il se sentira coupable et cherchera à faire quelque chose pour soulager sa sensation de souffrance. Il se sentira en tort de ne pas avoir fait quelque chose jusqu’à ce moment, et à ce moment entrera dans les conditions d’une vie différente.
Au fond, avec la formation de l’opinion que veut l’État ? Le pouvoir que veut-il ? Oui, certes, ils veulent créer une opinion moyenne parce qu’à partir de là ils pourront ensuite réaliser certains mouvements type délégation électorale, formation des minorités de pouvoir etc etc. Mais ils ne veulent pas seulement ça, ils veulent notre consentement, ils veulent notre approbation, et le consentement est obtenu à travers certains instruments, spécialement de nature culturelle. Par exemple, l’école est un des réservoirs à travers lesquels est obtenu le consentement et se construit la future main-d’œuvre de nature intellectuelle, et pas seulement intellectuelle.
Les transformations productives du capitalisme d’aujourd’hui nécessitent un type d’homme différent de celui d’hier. Hier, jusqu’à peu, il y avait besoin d’un homme doté d’une capacité professionnelle, doté d’orgueil pour cette capacité, d’une qualification professionnelle. Aujourd’hui la situation a pas mal changé. Le monde du travail demande une qualification moyenne, même plutôt basse, et demande des qualités qui autrefois n’étaient pas seulement absentes, mais aussi impensables, par exemple la flexibilité, l’adaptabilité, la tolérance, la capacité d’intervenir lors d’une assemblée.
Alors qu’autrefois, pour donner un exemple précis, la production des grandes exploitations était basée sur la réalisation des grandes lignes de production basées sur les chaînes de montage, dorénavant on a des structures différentes ou robotisées, ou construites sur la base des îlots, des petits groupes qui travaillent ensemble, qui se connaissent qui se contrôlent mutuellement etc etc. Ce type de mentalité n’est pas seulement la mentalité de l’usine, ce n’est pas seulement « l’ouvrier nouveau » qu’ils construisent, mais c’est « l’homme nouveau » : un homme flexible, avec des idées moyennes, aux désirs plutôt opaques, d’un niveau culturel très fortement réduit, au langage appauvri, dont les lectures sont toutes standardisées, à la capacité de raisonnement limitée par rapport à une capacité très élevée pour ce qui est de savoir choisir entre le pour et le contre d’une alternative en peu de temps, de savoir choisir entre deux possibilités, un bouton rouge un bouton jaune, un bouton noir, un bouton blanc. Voilà, ce type de mentalité est en train d’être construite. Et où la construisent-ils ? Ils la construisent à l’école, mais aussi dans la vie de tous les jours.
Qu’est-ce qu’ils en feront d’un homme de ce genre ? Il servira à pouvoir réaliser toutes les modifications qui sont importantes pour la restructurations du capital. Il servira à pouvoir mieux gérer les conditions et les rapports de demain. Comment seront ces rapports ? Ils seront basés sur des modifications toujours plus rapides, sur l’appel à la satisfaction de désirs absolument inexistants mais pilotés et voulus d’une certaine façon à l’intérieur de petits groupes toujours plus importants au fur et à mesure. Ce type d’homme nouveau est exactement le contraire de celui que nous pouvons désirer et penser, le contraire de la qualité, le contraire de la créativité, le contraire du désir réel, de la joie de vivre, le contraire de tout ça. Comment pouvons-nous lutter contre la réalisation de cet homme technologique ? Comment pouvons-nous lutter contre cette situation ? Pouvons-nous attendre qu’arrive un jour, un beau jour, pour mettre le monde sens dessus dessous, ce que les anarchistes du siècle passé appelaient « le grand soir », ou « le grand jour », où des forces imprévisibles finiront par prendre le dessus et exploser dans ce conflit social que nous attendons tous et que l’on appelle révolution de sorte que tout changera et que ce sera le monde de la perfection et de la joie ?
C’est une hypothèse millénariste. Maintenant qu’on arrive à la fin du millénaire elle pourrait aussi reprendre pied. Mais les conditions sont différentes, ce n’est pas ça la réalité, ce n’est pas cette attente qui peut nous intéresser. Au contraire une autre intervention nous intéresse, une intervention beaucoup plus petite, plus modeste mais capable de faire quelque chose. Nous, en tant qu’anarchistes, nous sommes appelés à faire quelque chose, nous sommes appelés par notre responsabilité et par ce que nous disions avant. Au moment où cette idée s’allume dans notre esprit, pas l’idée de l’anarchie, mais l’idée de la justice, de la liberté, quand ces idées s’allument dans notre esprit et quand à travers ces idées nous parvenons à comprendre l’arnaque qui nous fait face, que nous pourrions définir aujourd’hui plus que jamais, une arnaque démocratique, que faisons-nous ? On doit s’activer, et ça signifie aussi s’organiser, créer les conditions de référence et de liaison entre anarchistes qui doivent être différentes de ce que ces conditions étaient hier.
Aujourd’hui la réalité a changé. Comme nous disions avant, un homme différent est en train d’être construit, un homme déqualifié, et ils le construisent parce qu’ils ont besoin de créer une société déqualifiée. Mais, déqualifiant l’homme, ils ont retiré du centre de la conception de la société politique d’hier celle qui était la figure du travailleur. Le travailleur hier supportait le pire poids de l’exploitation. Pour cette raison on pensait que ce devait être à lui, en tant que figure sociale, de commencer la révolution. Il suffit de penser à l’analyse marxiste. Au fond, tout Le capital de Marx est dédié à la « libération » du travailleur. Quand Marx parle de l’homme, il entend par là le travailleur, quand il développe son analyse sur la valeur, il parle des temps de travail, quand il développe son analyse sur l’aliénation, il parle du travail. Il n’y a rien qui n’ait pas de rapport avec le travail. Mais c’est pour ça que dans l’analyse marxiste, aux temps où elle fut développée, le travailleur restait central, on pouvait effectivement supposer que la classe travailleuse était au centre de la structure sociale.
Bien qu’avec d’autres analyses, même les anarchistes se sont approchés de conceptions assez similaires en ce qui concernait la position du travailleur comme centre du monde social, la classe travailleuse comme centre. Nous pensons à l’analyse anarcho-syndicaliste. Pour les anarcho-syndicalistes il s’agissait seulement d’amener à ses conséquences extrêmes le concept de la lutte syndicale, en la détachant des revendications syndicales les plus réduites, pour pouvoir la développer jusqu’à la réalisation, à travers la grève générale, du fait révolutionnaire. La société de demain donc, la société libérée ou anarchiste, selon les anarcho-syndicalistes, n’était pas autre chose que la société d’aujourd’hui libérée du pouvoir, avec les mêmes structures productives qu’aujourd’hui, mais non plus dans les mains du capitaliste mais dans celles de la collectivité qui les administre collectivement.
Ce concept est absolument impraticable aujourd’hui pour différents motifs. Avant tout, parce que les transformations technologiques qui ont été réalisées ne permettent pas un passage simple et linéaire de la société précédente, actuelle, dans laquelle nous vivons, à une société future dans laquelle nous désirons vivre. Ce passage direct est impossible pour un motif très simple. La technologie télématique par exemple ne pourrait pas être utilisée d’une façon libérée, d’une façon libératrice. La technologie et les implications télématiques ne se sont pas seulement limitées à réaliser certaines modifications à l’intérieur de certains instruments, mais ont aussi transformé les autres technologies. Par exemple, l’usine n’est pas la structure de l’usine d’hier avec en plus l’ajout de moyens télématiques, mais c’est l’usine télématisée, qui est une chose complètement autre. Gardons en tête que bien entendu nous ne pouvons parler de tous ces concepts que de manière très générale parce qu’il faudrait beaucoup de temps pour mieux les approfondir. Pour autant l’impossibilité d’utiliser ce patrimoine, et donc ce passage, fait son chemin avec en parallèle la fin du mythe de la centralité de la classe ouvrière.
Désormais, dans une situation où la classe ouvrière s’est pratiquement évaporée, il n’y a pas de possibilité d’utiliser les soi-disant moyens de production que l’on devrait exproprier. Et alors, quelle est la conclusion ? La seule conclusion possible qu’il reste est que cette masse de moyens de production en face de nous doit être détruite. La seule possibilité que nous avons est de passer à travers une dramatique réalité de destruction. La révolution que nous pouvons supposer, et de laquelle nous n’avons par ailleurs aucune certitude, n’est pas la révolution d’hier que l’on imaginait comme un simple fait, qui pouvait presque arriver en un jour ou en une belle soirée, mais une longue, tragique, un événement très sanglant, qui pourrait passer par des processus inimaginablement violents, inimaginablement tragiques.
Et c’est vers ce type de réalité que nous allons. Non pas parce que c’est notre désir, que la violence, le sang, la destruction, la guerre civile, les morts, les viols ou la barbarie nous plaisent, ce n’est pas cela, mais parce que c’est l’unique voie possible, c’est la seule voie que les transformations voulues par ceux qui nous dominent et par ceux qui nous commandent ont rendu nécessaire. Ils se sont orientés vers cette voie. Nous ne pouvons pas, maintenant, avec un simple envol de notre désir, une simple imagination, changer quelque chose. Alors, si dans les hypothèses passées, quand il existait encore une classe ouvrière forte, on pouvait croire à ce passage, on s’organisait en conséquence. Par exemple, les hypothèses organisationnelles de l’anarcho-syndicalisme prévoyaient un mouvement syndical fort qui, pénétré à l’intérieur de la classe ouvrière et en l’organisant presque totalement, réaliserait cette expropriation et ce passage. Comme il n’existe plus ce sujet collectif qui a probablement été mythique depuis sa naissance, et qui de toute façon maintenant n’existe pas non plus dans sa vision mythique passée, quel sens aurait un mouvement syndical de nature révolutionnaire ? Quel sens aurait, et quel sens a, un mouvement syndical anarcho-syndicaliste ? Aucun sens.
La lutte doit donc partir d’autre endroit, avec d’autres idées, et avec d’autres méthodes. Voilà pourquoi nous avons développé depuis près de 15 ans une critique du syndicalisme et de l’anarcho-syndicalisme, voilà pourquoi nous sommes et nous nous définissons anarchistes insurrectionnalistes. Pas parce que nous pensons que les barricades sont la solution. Les barricades peuvent éventuellement être une tragique conséquence des choix qui ne sont pas les nôtres, mais nous sommes insurrectionnalistes parce que nous pensons que l’action de l’anarchisme doit nécessairement affronter les problèmes gravissimes qui ne sont pas voulus par l’anarchisme mais qui sont imposés par la réalité que les dominants ont construit, et que nous ne pouvons pas supprimer par le simple envol de notre désir.
Une organisation anarchiste qui se projette vers le futur devrait donc être plus agile. Elle ne peut pas se présenter avec les caractéristiques pénibles, quantitativement pénibles, des structures du passé. Elle ne peut pas se donner une dimension de synthèse, comme par exemple l’organisation du passé dont la structure organisationnelle anarchiste prétendait incarner la réalité à l’intérieur même à travers certaines « commissions » qui traitaient les différents problèmes, commissions qui ensuite prenaient les décisions à l’intérieur d’un congrès périodique annuel, lequel se prononçait sur la base de thèses qui remontaient au siècle dernier. Tout cela a fait son temps, non pas parce qu’un siècle s’est écoulé depuis que cela a été pensé, mais parce que la réalité a changé.
Voilà pourquoi nous soutenons la nécessité de la formation de petits groupes basés sur le concept d’affinité, des groupes même minuscules constitués de quelques compagnons qui se connaissent, qui approfondissent cette connaissance, car il ne peut pas y avoir d’affinité si l’on ne se connaît pas. On ne peut se reconnaître en affinité précisément qu’en approfondissant les éléments qui déterminent la différences, qu’en se fréquentant. Cette connaissance est un fait personnel, mais aussi un fait d’idées, de débats, de discussions. Mais, sur la base du premier discours que nous avons fait ce soir, si vous vous souvenez, il n’y a pas approfondissement d’idées qui ne soit pas aussi pratique de choses à faire ensemble, d’actions, de réalisations de faits. Donc, entre l’approfondissement des idées et la réalisation des faits il y a un aller-retour réciproque continu.
Un petit groupe composé de compagnons qui se connaissent et qui s’identifient à travers des affinités, un petit groupe qui se réunit seulement pour bavarder le soir serait un groupe non pas d’affinité mais un groupe de sympathiques compères qui en se réunissant le soir peuvent parler de tout et n’importe quoi. Inversement un groupe qui se réunit pour discuter, mais qui en discutant se rassemble pour agir et qui en agissant contribue à développer la discussion, laquelle portée en avant se transforme en une autre occasion d’agir, voilà le mécanisme des groupes d’affinités. Quel peut être ensuite le moyen par lequel les groupes d’affinités peuvent entrer en contact avec d’autres groupes d’affinités à l’égard desquels la connaissance approfondie n’est pas nécessaire, connaissance approfondie qui à l’inverse est indispensable à l’intérieur du groupe ? Ce contact peut être assuré par l’organisation informelle.
Mais qu’est-ce qu’une organisation informelle ? Parmi les différents groupes d’affinité qui entrent en contact entre eux, pour s’échanger des idées et faire des choses ensemble, il peut y avoir un rapport de nature informelle et donc la construction d’une organisation, même très large au niveau territorial, même de dizaines, et (pourquoi pas ?), de centaines d’organisations, de structures, de groupes, lesquels ont une caractéristique informelle qui est toujours précisément celle de la discussion, de l’approfondissement périodique des problèmes, des actions à réaliser et ainsi de suite. Cette structure organisationnelle de l’anarchisme insurrectionnel est différente de l’organisation dont nous avons discuté avant à propos des formes de l’anarcho-syndicalisme.
Mais cette analyse des formes organisationnelles, exposée en deux mots, mériterait un approfondissement, chose que je ne peux pas faire dans le cadre d’une conférence. Une organisation de ce genre, en réalité, resterait à mon avis seulement interne au mouvement si elle ne se réalisait pas aussi en rapport avec l’extérieur, c’est-à-dire à travers la construction de groupes de référence externes, de noyaux externes basés également sur une caractéristique informelle. Il n’est pas nécessaire que ces groupes de base soient composés seulement d’anarchistes : en leur sein pourront participer les personnes qui entendent lutter pour atteindre des objectifs déterminés, bien que limités, du moment qu’ils sont basés sur des conditions essentielles. Avant tout la « conflictualité permanente », à savoir des groupes qui ont la caractéristique d’attaquer la réalité dans laquelle ils se trouvent, pas seulement d’attendre l’ordre de quelqu’un. Puis la caractéristique d’être « autonomes », c’est-à-dire de ne pas dépendre et de ne pas avoir de rapports avec des partis politiques ou des organisations syndicales. Enfin la caractéristique d’affronter les problèmes individuellement et de ne pas proposer de plate-formes syndicales génériques qui inévitablement se traduiraient dans la gestion d’un mini-parti ou d’un petit syndicat alternatif. Le résumé de ces points peut paraître plutôt abstrait et c’est pour cela qu’avant de terminer je veux donner un exemple parce que dans la pratique certaines de ces choses se comprennent mieux.
La tentative qui a été faite, au début des années 80, pour chercher à empêcher la construction de la base de missiles américaine à Comiso est un modèle théorique de ce type qui fut appliqué. Les groupes anarchistes qui sont intervenus durant deux ans ont construit les « Ligues autogérées ». Ces ligues autogérées étaient justement des groupes non-anarchistes qui opéraient dans le territoire et qui avaient comme unique objectif celui d’empêcher la construction de la base en détruisant le projet en cours de réalisation.
Les ligues étaient donc des noyaux autonomes avec les caractéristiques suivantes : elles avaient comme unique but celui d’attaquer et de détruire la base. Elles n’avaient donc pas une série de problèmes, parce que si elles s’étaient posé une série de problèmes elles seraient devenues des groupes de syndicalistes visant comme objectif, disons, la défense du poste de travail, ou de trouver un travail, ou bien de résoudre d’autres problèmes immédiats. A l’inverse, elles avaient comme but seulement celui de détruire la base. La seconde caractéristique était la conflictualité permanente, c’est-à-dire dès le moment où ces groupes virent le jour (ce n’étaient pas des groupes anarchistes, mais des groupes de personnes à l’intérieur desquels il y avait aussi des anarchistes), dès le moment où ils furent constitués, ces groupes d’action entrèrent en conflit avec toutes les forces qui voulaient construire la base, sans que cette conflictualité ne soit déterminée ou déclarée par des organismes représentatifs ou responsables des groupes mêmes. Et la troisième caractéristique était l’autonomie de ces groupes, c’est-à-dire qu’ils ne dépendaient ni de partis, ni de syndicats, et ainsi de suite. Les événements de la lutte contre la construction de la base sont en partie connus en partie non. Et là je ne sais pas si c’est le moment de reprendre leur histoire, je voulais seulement m’ y référer à titre d’exemple.
Donc l’anarchisme insurrectionnaliste doit dépasser un problème essentiel, pour être tel il doit dépasser une limite, sinon il reste seulement l’hypothèse d’un anarchisme insurrectionnaliste. C’est-à-dire que les compagnons qui font partie des groupes d’affinité et qui ont donc fait ce que nous disions avant, cette insurrection de nature personnelle, cette illumination qui en notre intérieur produit les conséquences d’une idée forte qui s’oppose au bavardage des opinions, voilà, ces compagnons, entrant en relation avec d’autres compagnons, d’autres endroits aussi, à travers une structure de type informelle, jusqu’à ce point ont seulement réalisé une partie de leur tâche. A un certain point ils doivent se décider, ils doivent dépasser cette ligne de démarcation, ils doivent faire un pas à la suite duquel il n’est pas facile de revenir. Ils doivent entrer en relation avec des personnes qui ne sont pas anarchistes, en fonction d’un problème qui est intermédiaire, qui est limité (la destruction de la base de Comiso, aussi fantastique que cette idée puisse être, ou intéressante, ou sympathique, n’était certainement pas l’anarchie, n’était certainement pas la réalisation de l’anarchie). Que serait-il arrivé réellement si l’on avait réussi à entrer dans la base et à la détruire ? Je ne sais pas. Probablement rien, probablement tout. Je ne sais pas, on ne peut pas savoir, personne ne peut le savoir. Mais la beauté de la réalisation de ce fait destructif, il ne se trouve pas dans ses conséquences possibles.
Les anarchistes ne garantissent rien des actions qu’ils réalisent, mais identifient la responsabilité des personnes et les responsabilités des structures et donc, sur la base d’une décision, ils se déterminent à l’action, et à partir de ce moment ils se sentent sûrs d’eux, parce que cette idée de justice qui agit en eux illumine l’action, fait voir la responsabilité d’une personne, de plusieurs personnes, d’une structure, de plusieurs structures et donc les conséquences de ces responsabilités. C’est là que se situe la détermination de l’agir des anarchistes.
Mais, une fois qu’ils agissent avec d’autres personnes, ils doivent aussi chercher à construire des organismes sur le territoire, organismes, c’est-à-dire, qui ont la capacité de rester debout, d’entraîner des conséquences dans la lutte contre le pouvoir. Nous ne devons pas oublier finalement, et cette réflexion est importante, que le pouvoir se réalise dans l’espace, c’est-à-dire que le pouvoir n’est pas une idée abstraite. Le contrôle ne serait pas possible s’il n’y avait pas les commissariats, s’il n’y avait pas les prisons. Le pouvoir législatif ne serait pas possible s’il n’y avait pas le Parlement, s’il n’y avait pas les conseils régionaux. Le pouvoir culturel qui nous opprime, qui construit l’opinion, ne serait pas possible s’il n’y avait pas les écoles et les universités.
Maintenant, les écoles, les universités, les commissariats, les prisons, les industries, les usines sont des lieux qui se réalisent sur le territoire, sont des zones circonscrites à l’intérieur desquelles nous pouvons nous déplacer seulement si nous acceptons certaines conditions, à savoir si nous acceptons le jeu des rôles. Nous sommes ici parce que nous avons accepté le jeu des rôles, autrement nous n’aurions pas pu entrer. Cela est intéressant. Nous pouvons aussi utiliser des structures de ce type, mais au moment de l’attaque ces lieux nous sont interdits. Si nous étions entrés dans l’intention de l’attaque, la police nous en aurait empêchés, ça me paraît évident.
Maintenant, puisque le pouvoir se réalise dans l’espace, le rapport de l’anarchiste avec l’espace est important. Bien sûr l’insurrection est un fait individuel et donc, dans ce lieu caché en nous-même, le soir quand nous sommes en train de nous endormir, nous pensons: « Ça va, en fin de compte les choses ne vont pas si mal », parce qu’on se sent en paix avec soi-même et on s’endort. Voilà, en ce lieu particulier qui est privé d’espace, nous nous déplaçons comme nous voulons. Mais, ensuite, nous devons pourtant nous transférer nous-même dans l’espace de la réalité et l’espace, si vous y pensez, est presque exclusivement sous la tutelle du pouvoir. Donc, en nous mouvant dans l’espace, nous portons avec nous ces valeurs d’insurrections, ces valeurs révolutionnaires, ces valeurs anarchistes et nous les évaluons dans un combat dans lequel nous ne sommes pas seuls.
Nous devons donc identifier quels sont les objectifs significatifs et, comme par hasard il y en a toujours et partout, contribuer à créer ces conditions pour que les gens, les exploités, sur le dos desquels ces objectifs sont en train d’être réalisés, fassent quelque chose pour les empêcher.
Ce processus révolutionnaire, selon moi, est de nature insurrectionnelle. Il n’a pas un but (cela est important) de nature quantitative, parce que la destruction de l’objectif ou le détail du projet ne peuvent pas être épuisés en termes quantitatifs. Il arrive qu’on me dise : « Mais combien de luttes avons-nous fait ces vingt, ces trente dernières années », et en combien d’occasions j’ai fait ce discours moi-même, et combien de fois je me suis entendu dire : « Mais quel résultat avons-nous obtenu ? ». Même quand quelque chose a été réalisé, après les gens ne se souviennent même plus des anarchistes. « Les anarchistes ? Mais qui sont ces anarchistes, les monarchistes ? Peut-être ceux du roi ? ». Les personnes ne se souviennent pas bien. Mais quelle importance ça a ? Ce n’est pas de nous qu’ils doivent se souvenir, mais ils doivent se souvenir de leur lutte parce que la lutte est la leur. Nous sommes une occasion dans la lutte. Nous sommes un supplément.
Dans la société libérée où l’anarchie serait désormais atteinte dans une dimension quasi idéale, les anarchistes, qui à l’inverse sont indispensables dans la lutte sociale à tous les niveaux, auraient seulement le rôle d’inciter toujours plus les autres luttes, éliminant même les plus petites traces du pouvoir et perfectionnant toujours plus la tension vers l’anarchie. Les anarchistes sont ceux qui habitent une planète inconfortable dans tous les cas, parce que quand la lutte va bien on ne se rappelle pas d’eux, quand la lutte va mal on les accuse d’être responsables, d’avoir fait la lutte d’une mauvaise manière, de l’avoir portée jusqu’à de mauvaises conclusions. Aucune illusion alors par rapport aux possibles résultats quantitatifs : si la lutte qui est réalisée d’un point de vue insurrectionnel est correcte, ça va, et les résultats, s’il y en a, peuvent être utiles pour les gens qui l’ont réalisée, certainement pas pour les anarchistes. Pas besoin de tomber dans l’équivoque, dans laquelle malheureusement beaucoup de compagnons sont tombés, de penser que le résultat positif de la lutte puisse se traduire par une croissance de nos groupes, parce que cela n’est pas vrai, parce que cela se traduit systématiquement par une désillusion. La croissance de nos groupes, et la croissance des compagnons d’un point de vue numérique, sont des choses importantes mais ne peuvent pas advenir à travers les résultats obtenus, mais plutôt à travers la construction, la formation de ces idées-forces, de ces éclaircissements dont nous parlions avant. Les résultats positifs de la lutte et la croissance en outre numérique de nos groupes sont deux choses qui ne peuvent pas être liées par un processus de cause à effet. Elles peuvent être connectées entre elles, elles peuvent ne pas l’être.
Je voudrais dire deux mots encore avant de conclure. J’ai parlé de ce qu’est l’anarchisme, de quels sont les équivoques qui se posent tout le temps devant nous, des moyens par lesquels se transforme la structure du pouvoir que nous appelons capitalisme moderne, capitalisme post-industriel, de certaines structures de lutte des anarchistes qui ne sont plus acceptables aujourd’hui, du moyen par lequel aujourd’hui on peut s’opposer à ceux qui sont la réalité du pouvoir, et enfin j’ai parlé de la différence entre l’anarchisme traditionnel et l’anarchisme d’aujourd’hui.
Je vous remercie.
1 Tendance à assigner à des faits ou des événements de la vie publique des causes différentes de celles déclarées ou apparentes. Les diétrologues prétendent souvent avoir découvert des motivations secrètes, et connaître ce qui se cache derrière (dietro en italien) chaque événement singulier.
La tensione anarchica est l’intervention d’Alfredo M. Bonanno lors de la conférence intitulée «Anarchisme et démocratie» tenue à Cuneo le 28 janvier 1995. Ce texte fut publié en 1996 par le Laboratorio Anarchico di Sperimentazione Antiautoritaria de Cunéo puis par les Edizioni Anarchismo en 2007 puis 2013. Nous le livrons ici en français dans une traduction inédite.