Lettres sur le syndicalisme – Bartolomeo Vanzetti

Lettres sur le syndicalisme

La Première Internationale fut, à ses débuts, révolutionnaire dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire anti-collaborationniste, socialiste du point de vue politique et économique, et insurrectionnaliste. Puis elle fut polluée par le marxisme : conquête des pouvoirs publics, collaborationnisme, coopérativisme, coopérationnisme, programme minime, social-démocratie et autres choses du genre.
En dernier vint le Syndicalisme, créature des anarchistes et des socialistes insatisfaits et agités, pour rassembler dans ses rangs le sous-prolétariat. Et cela réussit bien aussi !
Et l’anarchisme, trop loin de la psychologie et de la compréhension des masses, car trop innovateur et héroïque, en souffrit. Persécutés impitoyablement par la bourgeoisie, moqués et combattus avec toutes les armes et les moyens des socialistes et des syndicalistes, incompris par les masses à qui on promettait cocagne et paradis en échange d’une carte d’adhérent et d’un vote : comment les anarchistes pouvaient-il conquérir et éduquer les masses ? Beaucoup se mirent à l’écart, d’autres, ne pouvant créer l’homme perdirent du temps dans de vaines tentatives de créer le Surhomme ; ou à se divertir avec Zarathoustra et à s’amuser avec les paradoxes de Stirner. Pour autant, l’histoire du prolétariat brille d’actions anarchistes ; des connaissances fort utiles de la nature humaine jaillirent de leurs spéculations ; leur mouvement se renforça ; et, ce qui est peut-être le plus important, on arriva à comprendre que pour vaincre il faut rompre avec tout le passé, il faut libérer le prolétariat des filets, des lourdeurs, des illusions et de la duperie de l’unionisme ouvrier

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Ci-dessous, le texte de la brochure:

Lettres sur le syndicalisme

Bartolomeo Vanzetti

précédé de la préface à la réédition italienne de 2007 par des anarchistes de la région de cuneo,
et
suivi de la préface à l’édition de 1957 par Michela Bicchieri

 

 

Préface à l’édition de 2007

« Je suis et je serai toujours, jusqu’à l’instant suprême (sauf si je réalise que je suis dans l’erreur) communiste anarchiste, parce que je crois que le communisme est la forme de contrat social la plus humaine, parce que je sais que c’est seulement par la liberté que l’homme s’élève, s’anoblit et se complète »1

Ce sont les dernières lignes de l’autobiographie de Bartolomeo Vanzetti, écrite en prison et publiée pour la première fois en 1924 par le « Sacco-Vanzetti Defence Committee ».

Ayant découvert les idées du premier socialisme quand il était encore en Italie, Vanzetti mûrit sa foi politique anarchiste à travers son expérience de travailleur émigré au Etats-Unis. Sa rencontre avec le groupe de Luigi Galleani est déterminante, groupe très influent à cette époque au sein du mouvement ouvrier, surtout d’origine italienne. Dans les pages de la « Cronaca Sovversiva. Hebdomadaire anarchiste de propagande révolutionnaire », fondé par Galleani lui-même en 1903, se forment et se confrontent de nombreux militants très actifs parmi les masses prolétaires. Galleani est un infatigable agitateur, intransigeant sur les principes de l’anarchisme, ferme défenseur des positions anti-organisationnelles et partisan de l’action directe, jamais sectaire. « Sa propagande eut l’effet d’exalter, et même d’électriser, et réussit parfois à se faire comprendre par le mouvement ouvrier américain lui-même, au cours d’agitations motivées et guidées par des améliorations des salaires et de la législation, dès 1902 à Paterson, à Barre, à Lynn et dans d’autres centres industriels. […] Galleani était d’orientation communiste anarchiste kropotkinien, mais anti-organisateur, parce qu’il craignait l’effet autoritaire et cristallisant des programmes et des plans. Cependant il ne rejeta jamais les accords temporaires avec les organisateurs et nourrit toujours un profond et sincère respect pour Errico Malatesta et pour les effets positifs de l’action de ceux-ci dans une situation comme en Italie ».2

L’activité politique de la Cronaca Sovversiva contre le patriotisme et la guerre est importante pendant la première guerre mondiale. Le jugement porté par Galleani sur la guerre est bien résumé par le titre du livre qui rassemble ses articles les plus importants sur le sujet : « Contre la guerre, contre la paix, pour la révolution sociale ». A travers la Cronaca Sovversiva, il lance un appel contre l’inscription des immigrés italiens pour être enrôlés dans l’armée américaine, qui est en pratique une invitation à refuser le recrutement. Dans le célèbre article « Matricolati ! » (Enrôle-toi!), Galleani fouette le prolétariat italien en Amérique, avec son style incomparable : «Vous n’avez jamais su vouloir, oser ; […] Aujourd’hui la guerre que vous avez invoquée et bénie veut de nouveaux gaillards au front, d’autres cadavres pour combler le trou béant, et ici ou là-bas, sous les mitraillettes et les coups, vous laisserez votre peau que vous n’avez jamais risquée pour assurer au ventre son pain quotidien, pour donner aux esprits et aux maisons le rayon de lumière qui s’enflamme sur les fronts et sur les chemins de l’avenir, et les résolutions, les espérances, les audaces et les destins de la liberté […] Ils vous enregistreront pour disposer de votre peau, pour vous l’enlever à la première occasion »3.

En 1917, Bartolomeo Vanzetti et Ferdinando Sacco (qui prendra le nom de Nicola seulement en arrivant aux Etats-Unis), avec d’autres compagnons, s’expatrièrent clandestinement au Mexique. Mais leurs deux situations étaient différentes : en effet, selon la loi sur le recrutement, sont mobilisables pour le service militaire uniquement les citoyens américains entre 21 et 30 ans et les étrangers qui ont commencé la procédure administrative pour être naturalisés, comme Vanzetti l’avait fait peu de temps avant. Les autres, dont Sacco, ne sont pas mobilisables à ce moment-là. La crainte est que leur enregistrement puisse quand même servir pour une future conscription.

Avant son arrestation, Vanzetti exerçait, pour le compte d’un groupe anarchiste de Boston, une intense activité de propagande et de soutien en faveur des compagnons Andrea Salsedo et Roberto Elia. Elia et Salsedo avaient été arrêtés en février 1920 par les agents fédéraux du Bureau of Investigation, considérés comme coupables d’avoir participé à une série d’attaques effectuées au printemps 1919, avec des colis piégés et des engins explosifs posés devant des habitations de membres de l’élite politique et économique américaine (parmi les destinataires des bombes, il y avait le procureur général M. Palmer, responsable des expulsions des immigrés et « sovversivi » [subversifs], J.D. Rockfeller et J.P. Morgan, figures de premier plan du monde industriel et de la haute finance, et divers membres du Congrès4). Salsedo, compositeur typographe, déjà collaborateur de la Cronaca Sovversiva, éditait une petite revue, à laquelle Bartolomeo avait aussi contribué sous le pseudonyme de « Il Picconiere ». Le 3 mai, deux jours avant l’arrestation de Sacco et Vanzetti, Salsedo tombait du quatorzième étage du bâtiment dans lequel il était détenu, un suicide selon la version officielle des faits. Au moment de son arrestation, Sacco a dans sa poche le prospectus annonçant un meeting qui devait se tenir deux jours plus tard, où Vanzetti devait parler publiquement pour dénoncer l’assassinat du compagnon.

Dans les années précédant l’« affaire », quand il était un travailleur immigré anonyme, en plus de son activité militante, l’anarchiste de Villafalletto avait écrit aussi quelques articles dans la Cronaca Sovversiva, toujours en signant « Il Picconiere ». Depuis la prison de Charlestown, en outre, il participe au débat sur le syndicalisme engagé en 1923 dans les colonnes de L’Adunata dei Refrattari5. Ses six lettres, parues entre février et décembre de cette année-là, ont été rassemblées pour la première fois dans une brochure intitulée « Lettres sur le Syndicalisme » publiée en 1957 par les Edizioni L’Antistato à Cesena. Vanzetti, du point de vue théorique, ne dit rien de nouveau : il revendique avec orgueil sa propre appartenance politique en en exposant les principes dans un langage simple et des thèmes qui peuvent aujourd’hui sembler datés si on en a une lecture superficielle. Mais au-delà des références au débat de son époque, que nous disent ces écrits, à nous ? Contiennent-ils encore quelques pistes valables pour interpréter les mécanismes de la société contemporaine et pour stimuler l’intervention politique en son sein ?

Dans la première lettre, le Picconiere liquide sans équivoque la question du syndicalisme. Celui-ci « ne peut qu’être soit libertaire, soit autoritaire : s’il est libertaire c’est de l’anarchisme, s’il est autoritaire c’est du socialisme ». Nous voyons, dans ses idées, une primauté de la sphère politique, globale, sur celle de la négociation revendicatrice. L’objectif des travailleurs doit être la révolution sociale, et non un mouvement de réformes partielles, limitées à une législation dans un sens plus favorable sur les rapports de travail entre la main-d’œuvre et le patronat. Ce ne sera pas une lutte ayant le travail comme terrain exclusif qui changera la société : voilà le nœud de sa position fermement antisyndicaliste. En effet, « inutile est l’action qu’un syndicat, ou une organisation similaire, mène à l’égard de la classe des travailleurs, puisque les revendications qu’il soutient (comme par exemple l’augmentation des salaires, les lois pour la protection du travail des femmes et des enfants, l’indemnité du chômage, l’assurance maladie…) constituent « un obstacle sur le chemin de la libération intégrale » […] Pour Vanzetti, comme pour Nicola Sacco, il est donc nécessaire que les anarchistes entrent dans les organisations ouvrières sans « accepter aucune responsabilité, mais en combattant l’autoritarisme par la critique constante et en montrant à leurs camarades de travail l’escroquerie qui se cache derrière la ligne de conduite officielle » de certaines organisations syndicales. Il était de plus nécessaire de proposer une ligne, basée sur l’action directe, qui mène à la victoire des luttes prolétaires, en utilisant d’autres moyens bien plus efficaces que ceux mis en œuvre jusque là (pour) gagner l’estime et la confiance des (ouvriers) organisés »6. L’action des syndicats n’est pas seulement inutile, ajouterions nous dans l’esprit des écrits de Vanzetti, mais dommageable, puisque ces structures nécessairement autoritaires enferment et dirigent l’élan subversif des masses vers des objectifs réformistes. Il s’agit du vieux discours des moyens et des fins. Il est absurde de soutenir que les syndicats de travailleurs, par leur pratique revendicative, sont des moyens pour arriver à la révolution qui abattra l’existant, libérant un monde nouveau. Les syndicats sont des structures intrinsèquement réformistes et bureaucratiques, inhérentes au système social capitaliste, alors que l’unique perspective pour les masses exploitées est celle d’une rupture définitive avec le passé, même avec son propre passé de partis-église, abolissant, avant tout en son sein, les privilèges et l’autorité. En somme, écrit le Picconiere, « discuter pour savoir si le syndicalisme est un moyen pour affronter la révolution et l’anarchie, [est] tout simplement idiot ».

Nous pouvons facilement comprendre que le monde du travail ait été le terrain principal du combat politique et de l’action dans une perspective révolutionnaire à l’époque de Vanzetti comme pour la grande partie des 19e et 20e siècles. Mais le syndicalisme contemporain de Vanzetti a épuisé depuis longtemps sa charge révolutionnaire et les syndicats qu’il appelait « socialistes » ou, mieux, « autoritaires » ont naturellement (parce que c’était dans la logique des choses) régressé vers des formes d’organisation autoréférentielles et bureaucratiques, inhérentes à la soi-disant démocratie. Plus aucun syndicaliste ne parle encore d’abolition des classes sociales et de contrôle ouvrier des moyens de production dans le monde globalisé (mais on peut trouver des exemples dans le sens contraire dans les récentes expérimentations de lutte et d’autogestion des usines en Amérique du Sud).

Un débat comme celui auquel participait Vanzetti à travers ses lettres de prison semble aujourd’hui coupé de la réalité, au moins dans les pays occidentaux. Mais il y a plus… Ce n’est peut-être pas sur le terrain des questions strictement syndicales qu’il faut rechercher l’actualité de ses écrits.

Vanzetti parle, en filigrane, de sa conception de l’anarchisme. Nous luttons, écrit-il « pour l’abolition de toute autorité », nous visons « à une transformation économique radicale », « à une forme de société dans laquelle soit garantie la liberté des individus, des groupes, des communes et des confédérations », nous refusons « la forme politique actuelle, et nous en proposons une autre : la seule qui puisse libérer la terre de la mauvaise progéniture des politiciens ». Il désigne, en particulier et avec force, quels sont à son avis les devoirs des révolutionnaires : de « précéder le prolétariat sur la voie de son émancipation, de lui éclairer le chemin, levant haut le flambeau de la vérité, de prêcher par l’exemple. […] Et la condition première est l’enseignement des vérités fondamentales de l’anarchisme, qui sont accessibles, quand on sait les enseigner, même à l’esprit simple des humbles ». Il n’a pas de doutes sur la voie à suivre : « tout ce qui ne favorise pas la révolte et la liberté leur fait obstacle ». Il insiste sur la valeur de l’éducation, sur l’importance de la volonté et de l’acte individuel : « la rébellion individuelle est le précurseur de l’insurrection collective ».

Ce que signifie lutter pour un monde de liberté est également clair pour lui. L’idéaliste et le théoricien, condamné pour un crime dont il se déclare innocent, se rend parfaitement compte de ce que signifie, au delà des discours grandiloquents, combattre l’oppression. Dans une lettre aux compagnons il écrit : « Mort pour mort. Nous combattons pour le triomphe d’une cause, pas pour être écrasés par des gardiens, nous ne gagnerons jamais si nous ne les terrassons pas. Ce sont des mercenaires, nous des idéalistes ; un homme libre ou un rebelle pourrait-il leur permettre de faire de lui ce qu’ils veulent ? »7. Le rôle attribué au mouvement anarchiste ou, mieux, à chacun de ses partisans, qui font partie et en même temps montrent l’exemple pour les exploités qui se rebellent contre l’oppression, apparaît soudain comme une évidence. Vanzetti s’arrête sur l’usage instrumental que les politiciens de profession font des masses : celles-ci « suivent les hommes plus qu’elles ne suivent les idées. Le raison est claire. Les masses sont maintenues à dessein dans l’ignorance et constamment assaillies par le problème de la vie […] Voilà pourquoi le peuple est l’éternel victime des politiciens, des prêtres, du militarisme, des négriers, et des méchants bergers, et en dépit de l’atroce expérience millénaire il ne se décide pas encore à s’émanciper, à marcher par lui-même ». La tromperie des pauvres et des exploités de la part de ceux qui proclament être leurs guides existait au temps de Vanzetti et existe, tant sous des formes éclatantes et odieuses que de manière plus sournoise, encore aujourd’hui : « C’est l’éternelle duperie des peuples et des laissés-pour-compte. C’est une arnaque contre la bonne foi, la simplicité, l’héroïsme, le sacrifice des mendiants à la peau et au sang généreux desquels toutes les révolutions doivent leur triomphe. Elle est le résultat inévitable de toute cause qui ne rompt pas définitivement avec le passé, qui veut conserver le privilège et l’autorité ».

Dans sa cinquième lettre à L’Adunata dei Refrattari, le Picconiere condamne durement la dérive des partis socialistes et des organisations des travailleurs «  polluées par le marxisme : conquête des pouvoirs publics, collaborationnisme, coopérativisme, coopérationnisme, programme minime, social-démocratie et autres choses du genre ». A son avis, les partis et les syndicats d’inspiration marxiste ont abandonné l’internationalisme et l’élan révolutionnaire de leurs débuts pour en arriver à négocier avec l’ennemi. L’action subversive des premières associations socialistes était dictée, selon Vanzetti, plus que par un choix d’idées, par une volonté précise de la base : quand la structure organisative a réussi à prendre le dessus sur celle-ci, l’immobilisme et l’attentisme démocratique sont devenus nécessaires. Dans la lettre suivante, il pose la question rhétorique de ce qui adviendrait si le peuple, une fois la révolution faite, laissait ces partis autoritaires « l’accaparer ». « Un nouvel État, une nouvelle autorité avec ses lois, ses prisons, ses flics, ses bourreaux et son armée » est la réponse, contenue tautologiquement dans la question.

Mais sa critique des organisations socialistes peut être étendue à toute organisation en tant que telle ; ce n’est pas par hasard qu’il critique aussi la position anarcho-syndicaliste de son interlocuteur. Pour exister, une organisation structurée doit enrégimenter la singularité particulière de chacun et en limiter l’autonomie, au nom de ses propres fins (quand ce n’est pas sa propre survie qui en est le but) et de procédures décisionnelles qui échappent difficilement aux mécanismes de la représentation et du leadership. A cette forme d’autoritarisme, Vanzetti oppose l’action spontanée et autonome des masses travailleuses (dans ce cas précis, mais le discours est aussi valable de manière plus générale). « Pour vaincre » écrit-il « il faut rompre avec tout le passé, il faut libérer le prolétariat des filets, des lourdeurs, des illusions et de la duperie de l’unionisme ouvrier », c’est-à-dire qu’il faut substituer l’élan révolutionnaire spontanée au fallacieux moyen organisatif.

Le Picconiere analyse aussi, de manière impitoyable, mais sans jamais perdre l’espoir en la possibilité d’une délivrance et dans le pouvoir salvateur du désir de liberté, la tendance à la soumission de la masse prolétaire qui, selon ses dires, n’a pas « le courage de défier la loi » et « [cherche] sa délivrance dans l’exploitation, dans l’espionnage, dans le vol et la fraude légale ». « Parce que si le prolétariat avait vraiment été mentalement et moralement émancipé, il aurait déjà fait sa révolution, et s’il l’était aujourd’hui, alors il la ferait maintenant ». Parmi ces masses qu’il ne considère raisonnablement pas comme explicitement révolutionnaires, le devoir des anarchistes est d’être l’étincelle de l’insurrection. En effet, même face à l’acquiescement des exploités envers le système, Vanzetti ne cède pas. Seules la volonté individuelle, l’action de l’individu ou de petits groupes « feront repartir » les luttes populaires. Luttes qui doivent ensuite se développer tant dans un sens quantitatif, devenant celles de vastes secteurs de la population, qu’en profondeur, en s’éloignant du terrain spécifique de l’usine jusqu’à inclure toute la société, dont le travail n’est qu’un aspect. Dans la dernière lettre, le Picconiere cite un article (dont nous ne connaissons pas l’auteur) paru dans la Cronaca Sovversiva, capable, dit-il, d’expliquer au mieux sa pensée. « […] l’hérésie devient doctrine, l’acte individuel de révolte envahit les foules de ses perditions sataniques ; les grèves composées de petits groupes […] deviennent des insurrections décidées par les grandes masses qui se répandent par-delà l’usine, la province, la nation pour attaquer l’ennemi dans ses repaires […] Ici aussi (de notre côté) la révolte individuelle, l’insurrection collective, la révolution ».

Pendant que Vanzetti est en prison, les fortes impulsions qui semblaient avoir fait vaciller le monde dans les années qui suivirent la Grande guerre ont été résorbées, avec la pacification (et parfois l’utilisation dans un sens réactionnaire) de ces masses qui avaient effrayé les puissants et avec la dérive démocratique des partis marxistes. « Il n’y a que les anarchistes et les anarcho-syndicalistes qui veulent la révolution sociale aujourd’hui. […] aujourd’hui nous sommes seuls ». Mais cette amère constatation de fait n’enlève nullement la nécessité d’un changement radical, et donc d’une action, même d’individus ou de petits groupes, dans cette direction. Une leçon à rappeler à ceux qui, comme nous aujourd’hui, vivent dans le « meilleur des mondes possibles » !

Le Pouvoir est la question politique centrale et depuis toujours les anarchistes, en plus de le condamner, soulignent les risques de récupération des réels élans de changement dans les pièges habituels de la représentation et de la délégation. Vanzetti met en garde face aux pièges qui corrompent la potentielle charge subversive des masses, reconnaissant dans les personnes qui ont la prétention de les orienter, en assumant leur représentation, les responsables majeurs de l’échec des mouvements révolutionnaires du passé. Les compromis, le maintien à l’intérieur de règles établies, l’obsession pour l’organisation ne contribuent certainement pas à alimenter le feu de la révolte qui devrait balayer le capitalisme et l’ordre social inique qui en découle.

Être à l’intérieur des mouvement en portant une attitude critique face à toute autorité, être subversifs par rapport aux logiques qui « limitent » les revendications dans des pratiques enracinées votées au compromis : c’est, dit Vanzetti, le devoir des révolutionnaires. Aujourd’hui comme hier. Expérimenter des pratiques radicales de lutte qui valorisent la tension vers la libération intégrale des hommes et des femmes sans la hantise de devoir se doter de formes organisatives prédéfinies. Être en même temps critiques envers nous-mêmes, prêts à remettre en question nos certitudes à chaque fois que les événements nous mettent face à des échecs ou à des réalités imprévues. Être cohérents dans notre comportement quotidien et dans la lutte aux côtés de ceux que nous rencontrerons sur le chemin vers l’émancipation. Être, en somme, anarchistes (sauf si nous devions réaliser un jour que nous sommes dans l’erreur).

Lettres sur le syndicalisme

I

Ta dernière lettre, dans laquelle tu parles d’anarchisme et de syndicalisme, est extrêmement intéressante parce qu’elle invite à la réflexion et à la discussion sur des problèmes très importants et urgents.

Tu déplores la confusion des esprits : moi je crois que c’est la cause principale de cette malheureuse époque.

J’espère alors avoir ton accord pour ouvrir publiquement la discussion que nous avons commencée en privé. Considère que l’écriture est l’unique moyen par lequel je peux servir la cause commune, et que rien d’autre que l’honnête intention de me rendre utile, à moi et à mes semblables, ne me motive.

Dans ta réponse, tu me répliques : « Tu me dis, dans ta dernière lettre, que le syndicalisme doit être soit autoritaire, soit libertaire : s’il est autoritaire, il est socialiste, s’il est libertaire, il est anarchiste. Je crois au contraire que le syndicalisme révolutionnaire n’est ni anarchiste ni socialiste, mais apolitique, c’est-à-dire une organisation dont font partie des hommes de diverses tendances et convictions mais qui acceptent comme but principal du syndicalisme l’abolition des deux classes et de la propriété privée ».

Avant de commencer la réfutation de tes assertions, je pense utile et juste de dire que mon opinion sur le syndicalisme est aussi l’opinion de la quasi-totalité des anarchistes, et parmi eux des plus vieux et doctes compagnons – dont je n’ai fait que répéter maladroitement les paroles. Maintenant venons-en à notre sujet. Quand tu dis : « le syndicalisme révolutionnaire est une organisation… etc etc » tu montres que tu considères le « syndicalisme » et le « syndicat » comme une seule et même chose. Au contraire la vérité est que le syndicat n’est pas le syndicalisme et que le syndicalisme n’est pas le syndicat. La vérité est que le syndicalisme est une chose récente, alors que le syndicat est plus vieux que Mathusalem.

Un saut dans le dictionnaire, un appel au bon sens, et un rapide examen historique du sujet en question établira qui de nous est dans le vrai, irréfutablement, plus vite et mieux que toute habileté polémique.

Mon Webster Dictionnary, l’unique dictionnaire qu’on a bien voulu me donner, dit : Syndic – 1. Assistant d’une cour de justice, avocat ; magistrat ayant différents pouvoirs selon les pays. 2. Un notable, un mandataire etc. Après quoi vient le mot : Syndicat – 1. Bureau ou juridiction d’un syndic; concile ou corps des syndics. 2. Une association de personnes autorisées à négocier une affaire, ou organiser un projet industriel ou financier.

Quant au syndicalisme auquel tu crois, ce syndicalisme trop jeune pour être inclus dans les « associations de malfaiteurs » par les lois exceptionnelles de Crispi8, mais assez vieux pour avoir été défini « Syndicalisme criminel » par la magistrature providentielle de cette république vendue ; à ce syndicalisme mon dictionnaire refuse l’honneur de l’hospitalité – peut-être par ignorance, peut-être par… prudence – mais il le tait. Mais chacun de nous sait que, dans le langage du Travail aussi, le mot syndicat est synonyme d’union et d’organisation. Chacun de nous sait que dans le monde il existe des syndicats financiers, industriels, commerciaux, et prolétaires. Donc, indépendamment des buts que se donnent les « syndicats », le mot syndicat signifie uniquement : association – raison pour laquelle il ne peut absolument pas constituer une doctrine, une fin – mais seulement un moyen.

Ces quelques connaissances historiques dont je dispose m’assurent que ces différentes sortes de syndicats existaient déjà dans les cités libres et fédérées de la Grèce antique ; de même sous la Rome païenne ; que durant la terreur psychologique des premiers siècles chrétiens, ils assumèrent un caractère purement religieux et ecclésiastique, pour ensuite se rapprocher à nouveau de la vie civile du Moyen-Age, dans laquelle ils se développèrent merveilleusement ; et que, habilement opprimés par l’Etat émergeant, d’abord, et par les exigences de la grande industrie naissante ensuite, ils relevèrent fièrement la tête en s’affirmant dans la Première Internationale. Voilà pour ce qui concerne le travail.

Le bon sens nous assure que les syndicats existaient dans les sociétés éteintes, ignorées ou semi-ignorées du passé lointain. Parce qu’ils sont le produit spontané et inévitable des antagonistes de classe, et d’individus ; antagonismes propres à toute société humaine irrationnelle qui ne sait pas, ou ne veut pas, harmoniser le bien-être et l’intérêt de l’individu avec celui de la collectivité ; et dans laquelle chacun et tous cherchent leur propre bien-être non pas dans la solidarité et dans l’égalité, mais dans le pouvoir et l’exploitation.

Les différents syndicats sont donc un produit de cette corruption constitutionnelle par laquelle les demi-civilisations passées ont expiré et à cause de laquelle l’actuelle court à sa perte. On peut donc affirmer que le « syndicat » prolétarien a toujours existé (sous divers aspects et formes) et qu’il existera jusqu’à ce que l’homme ait dépassé la condition sociale malheureusement imparfaite qui en est la cause, ou qu’il sera réduit à l’état de bête par les conséquences funestes de ces mêmes conditions sociales. Et cela ne signifie pas du tout que le syndicat possède en lui les vertus pour résoudre les problèmes auxquels se trouvent confrontés ses membres ; bien au contraire. Mais je ne veux pas m’égarer. Je dirais donc qu’à partir des vérités incontestables exposées ci-dessus il résulte de manière évidente que le vieux syndicat n’est pas le jeune syndicalisme.

De quand date-t-il et qu’est-ce que le syndicalisme ? Tu sais bien que Sorel fut le théoricien et l’organisateur du syndicalisme. Qui était Sorel et comment, quand, et où appliqua-t-il ses théories ?

Sorel était un anarchiste, au moins avant de s’adonner au syndicalisme ; il naquit et vécut en France. Au début de son activité pro-syndicalisme, les organisations ouvrières de France, presque entièrement dominées par le parti socialiste, avaient été traînées par celui-ci dans la boue morte des élections et de tièdes agitations pour d’impossibles réformes ou améliorations.

Sorel dit alors que suivre comme des moutons les fakirs parlementaires, rester divisés dans différentes organisations neutres, indifférentes voire hostiles les unes aux autres, n’est ni sage ni salutaire pour le prolétariat couché sous le talon bourgeois et aspirant pourtant à sa libération intégrale. L’action directe, une seule union, une conscience et une éducation prolétaires, la révolution sociale : voilà les moyens. L’abolition de la propriété privée, l’administration sociale par les ouvriers ; voilà le but. Ainsi parla Sorel ; ainsi parlèrent les autres avocats du syndicalisme. Sorel lui-même nous disait que le syndicalisme n’est pas l’anti-thèse de l’anarchisme, mais plutôt un moyen. Ainsi fut présenté le syndicalisme. Pour des raisons évidentes, historiques, sociales, économiques et psychologiques, le syndicalisme s’enracina en France, se développa rapidement, et connut un triomphe momentané. Non pas qu’il eut réussi à conquérir l’élément ouvrier déjà organisé, il conquit bien peu dans ce camp, mais bien parce qu’il obtint l’adhésion des parias du travail. Puis il franchit les mers, les fleuves et les montagnes qui délimitent la France, et se propagea à travers le monde. Et il connut partout le même sort : il ne réussit à conquérir qu’une fraction du prolétariat déjà organisé, mais forma de nouvelles organisations composées d’éléments primitifs.

Comme tu vois : tout ce que Sorel et les premiers syndicalistes ont dit n’est qu’une partie des choses dites bien avant par les socialistes et par les anarchistes de la Première Internationale.

Les socialistes changèrent bien vite de refrain, mais les anarchistes ne se lassèrent pas et ne se lasseront jamais de répéter les plus que bonnes vieilles raisons, modifiées (c’est logique) par un demi-siècle d’essais, d’études et d’expériences.

Quelle personne de bonne foi pourrait nier que le syndicalisme provient uniquement du socialisme et de l’anarchisme ?

Mais le syndicalisme possède-t-il un projet, ou une vision propre de l’après-révolution qui le distinguerait des autres écoles socialistes et lui donnerait un caractère singulier ?

Pour ce que j’en sais, le syndicalisme, c’est-à-dire les syndicalistes, en appellent à une République Sociale, comme les vieux socialistes, les mazzinistes9, et certains anarchistes du passé.

En effet, récemment les théoriciens intellectuels du syndicalisme se sont donné de la peine pour élaborer des idioties pas toujours gracieuses ni inoffensives. Ces omenoni10 tentèrent de donner au syndicalisme un caractère, une physionomie, un but propre, mais ils durent recourir aux bagages des vieilles écoles pour le nouveau décor, et à un peu de… et bien oui, de germanisme qui aujourd’hui s’affirme dans le fascismo-syndicaliste-national-romain de la vedette Mussolini et de son honorable… la rougeur11 Rossoni.

Mais malgré leur bonne volonté, et un unilatéralisme aussi pieux et mesquin, ces théoriciens aux manches larges connurent peu de réussite dans leur irréalisable tentative. De fait, où la mettent-ils l’agriculture, première nécessité de la vie et unique base de la société ? Et du reste, est-il vrai que l’industrialisme porte en lui les vertus pour améliorer l’homme et le rendre heureux ?

Après tout, quelle école socialiste ne compte pas, du moins dans ses bavardages, donner aux ouvriers la direction de l’industrie ? Tu pourras m’objecter que les socialistes soutiennent un Etat directif et centralisé ; les anarchistes parlent de « communes libres, libre association, initiative individuelle » ; et que dans les deux hypothèses jaillit le concept de la direction directe de l’industrie par les ouvriers qui y travaillent.

Pour les socialistes statolâtres12 et autoritaires, je laisse parler les faits ruisselants de sang et de larmes, commis sans honte. Pour les anarchistes je dis tout de suite que, que ce soit dans le cas d’une communauté libre, d’initiative industrielle ou de libre association, ce sont toujours les travailleurs qui sont en jeu ; et après la Révolution il est évident que tous devront être des producteurs dans une société d’égaux.

Mais est-il vrai que les syndicalistes prônent l’autonomie, aujourd’hui comme pour l’après-révolution ? Là où révolution est toujours un pieux désir, j’ai connu des syndicalistes anarchistes et des syndicalistes socialistes, des autonomistes et des centralistes. Par contre, j’en ai connu beaucoup qui, selon les endroits, les vents et le temps, furent d’abord pour l’autonomie, puis pour la centralisation, puis de nouveau pour l’autonomie, puis apolitiques, puis politiques, puis… j’arrête ici pour ne pas avoir l’air malveillant. Et les masses ont toujours suivi leurs méchants bergers…

En Russie où la Révolution triompha, les syndicalistes combattirent le gouvernement central uniquement sur le terrain industriel, et pas pour l’autonomie locale, tandis que les mencheviks, chose vraiment étrange, combattirent aux côtés des anarchistes pour l’indépendance des communes. C’est certain. Et donc le syndicalisme ne peut qu’être soit libertaire, soit autoritaire : s’il est libertaire c’est de l’anarchisme, s’il est autoritaire c’est du socialisme.

Je devrais te dire autre chose. Mais j’arrête. Je reviendrai peut-être dessus plus tard.

Très affectueusement.

L’Adunata dei Refrattari, 24-2-1923

II

Les opinions sur le syndicalisme sont nombreuses, diverses et contradictoires. Il y en a qui le considèrent comme anarchiste, d’autres comme socialiste, d’autres enfin comme une doctrine en soi, avec ses théories, ses moyens, et sa finalité propres.

Qui est dans le vrai ?

Comme je l’ai déjà dit dans ma première lettre, parmi les syndicalistes eux-mêmes il y en a qui se déclarent libertaires et d’autres autoritaires ; il y en a qui visent, aujourd’hui, l’autonomie syndicale, et l’autonomie politique après la révolution ; d’autres la centralisation et l’autoritarisme que ce soit maintenant ou après la révolution.

Le fait est que ce sont les hommes qui font les doctrines (bien que, une fois faites, ce soient les doctrines qui fassent les hommes), raison pour laquelle, comme toute autre école théorique, le syndicalisme est ce qu’en font les syndicalistes, et évolue avec eux.

Les masses suivent les hommes plus qu’elles ne suivent les idées. Le raison en est claire. Les masses sont maintenues à dessein dans l’ignorance et constamment assaillies par le problème de la vie qu’elles ne savent résoudre. Aujourd’hui, il est plus que logique que celui qui ne sait pas compter et a besoin de le faire ait recours à un comptable. Voilà pourquoi le peuple est l’éternelle victime des politiciens, des prêtres, du militarisme, des négriers et des méchants bergers, et en dépit de l’atroce expérience millénaire il ne se décide pas encore à s’émanciper, à marcher par lui-même.

Voilà, là où les chefs syndicalistes ont retourné leurs vestes et franchi le Rubicon13, ils furent aveuglement suivis par les troupeaux et ils en obtinrent le vote demandé, la scission, et l’appui à la guerre – aussi bien la guerre Libyque14 que la guerre mondiale. Le pire est qu’après de constantes cabrioles et pirouettes, renoncements et incohérences, après avoir récolté le fruit vénéneux mûri par la trahison de leurs chefs et par leur propre ignorance, les troupeaux, tout en se contorsionnant, restèrent convaincus d’être plus conscients, plus révolutionnaires, plus dans le vrai qu’ils ne l’étaient auparavant. Cela est vrai autant pour le syndicalisme que pour le socialisme. Il suffit pour le prouver de citer le cas De Ambris, et la conduite de la Confédération Française du Travail15 pendant la guerre. Quand Marx ruine la cause des prolétaires en introduisant la conquête des pouvoirs publics, ses suiveurs, qui pendant de nombreuses années approuvèrent chez lui son l’intransigeance révolutionnaire, changèrent eux aussi d’opinions et lui donnèrent raison. Puis, quand leur conduite erronée réduisit les partis socialistes en vrais camps d’Agramante16, les masses suivirent aveuglément leurs chefs déloyaux partout où l’intérêt personnel de chacun d’eux les conduisait. Là où régnait Ferri les sujets suivirent Ferri17 ; là où régnaient les Giuffrida, les Podrecca, dans ces endroits les sujets suivirent les Giuffrida et les Podrecca18.

Je résume et conclus : le syndicalisme a changé et change selon les lieux et selon les époques, en fonction des hommes qui l’incarnent et de la nature du moment historique. Cependant, d’après moi, le syndicalisme ne peut qu’être anarchisme ou socialisme autoritaire. Quand les membres du syndicat visent et luttent pour la vraie liberté, pour l’abolition de toute autorité, le syndicalisme est anarchisme ; mais quand les membres du syndicat souhaitent la dictature du prolétariat, un Etat centralisé, alors le syndicalisme est socialisme étatique. Tu ne penses pas ?

Tu dis que le syndicalisme est apolitique. Il y en a qui en disent autant de l’anarchisme. Ce concept me semble erroné à moins que par « apolitique » on désigne la simple négation du parlementarisme et des autres formes de collaboration entre les classes. L’anarchisme a une finalité politique ; quel que soit le syndicalisme, il doit avoir, en tant que doctrine économique, une finalité politique.

Nous aspirons à une transformation économique radicale, et une transformation économique et sociale radicale implique et requiert une transformation politique radicale.

Parce que le mot politique ne désigne pas uniquement l’art de tromper et d’escroquer le peuple ; politique signifie aussi administration, relation.

En effet, nous aspirons à une forme de société dans laquelle serait garantie la liberté des individus, des groupes, des communes et des confédérations. Dans une société plus égalitaire et rationnelle, la politique pourrait se réduire à un simple calcul, ou à plusieurs calculs. La nécessité de la représentation disparaîtrait. Les seuls représentants politiques devraient être ceux exigés par les contingences fortuites et ils devraient être privés de tout pouvoir de décision, avoir des instructions fixes, représenter seulement ceux qui les ont délégués – je dis bien délégués et non élus – et être révocables.

Ceci est la partie politique de l’anarchisme, pour garantir et protéger la partie économique. La terre au paysan, la mine aux mineurs, les bateaux aux marins, les trains aux cheminots et l’usine à l’ouvrier.

En d’autres termes, nous anarchistes voulons que les moyens de transport, les matières premières, la terre et les outils de travail appartiennent aux travailleurs, lesquels doivent être à la fois les producteurs et les administrateurs de leurs produits. C’est précisément pour cela que nous sommes politiques : nous rejetons la forme politique actuelle, et nous en proposons une autre : la seule qui puisse libérer la terre de la mauvaise progéniture des politiciens.

Selon toi, « le syndicalisme est une organisation dont font partie des hommes de diverses tendances politiques et de diverses convictions, mais qui acceptent comme but principal du syndicalisme l’abolition de la propriété privée et des deux classes ».

Mais crois-tu que « des hommes de diverses tendances politiques et de diverses convictions » puissent « accepter, comme but principal du syndicalisme l’abolition de la propriété privée et des deux classes » ?

Non, je ne le crois pas ; cela est impossible parce que de deux choses l’une : ou on est pour la liberté et pour le communisme, ou on est pour la propriété privée, pour l’autorité et pour la force organisée en défense des privilèges.

Etre un inconscient ne veut pas dire ne pas être un réactionnaire ou un malhonnête ; cela veut dire, par contre, qu’on ne sait pas qu’on l’est, ou que l’on ne comprend pas qu’une telle chose joue en notre défaveur, ou qu’on croit ou qu’on espère qu’elle joue à notre avantage. Je parle de tous en général, mais des travailleurs en particulier.

Tu dis : « Moi, comme finalité, je suis anarchiste, mais comme moyen de lutte, je te dis la pure vérité, il me semble que le syndicalisme est la voie la plus facile pour arriver à l’abolition de l’exploitation ».

Et tu ajoutes : « Puisque cette petite mentalité ouvrière nuit à la compréhension de l’Idéal si sublime et grand qu’est l’anarchisme, nous cherchons au moins à leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas être esclaves toute leur vie. »

Parole d’or : mais la réalité n’est pas tout à fait ça : la réalité est plus vaste, plus profonde, plus complexe ; plus sombre mais aussi plus belle.

Si j’ai appris quelque chose de l’amère expérience de la vie, c’est qu’il n’y a pas de travailleurs, de serviteurs ni d’esclaves à qui l’espoir ne sourit pas. L’immense tourment de la vie a coupé la voix des instincts du cœur et de l’intelligence, mais pas la faculté d’espérer et de désespérer. La seule différence est que la liberté et la félicité sont poursuivies par différents chemins, sont cherchées en diverses choses, avec des moyens, des critères et des conceptions opposés. Ainsi, alors que le travailleur conscient brise les chaînes de l’âme et de l’esprit, cherche sa libération dans la liberté et dans la justice, le corrompu fait l’espion, le bourreau de ses compagnons de peine, il espère et compte atteindre le bien-être et l’indépendance par l’exploitation ; et les grandes masses, opprimées et exaspérées par la peine, par la misère, par l’abrutissement séculaire, immergées dans les ténèbres de l’ignorance et de la superstition, se couchent passives sous le bâton et les coups et obéissent aveuglément.

Le travail des révolutionnaires est de précéder le prolétariat sur la voie de son émancipation, de lui éclairer le chemin, enlevant haut le flambeau de la vérité, de prêcher par l’exemple.

Nous devons cultiver ce qu’il y a de bon et de grand dans le cœur des opprimés, et déjouer les intrigues que le malin génie des politiciens et de ses démagogues tend sur leur passage.

Et la condition première est l’enseignement des vérités fondamentales de l’anarchisme, qui sont accessibles, quand on sait les enseigner, même à l’esprit simple des humbles.

Tu crois en l’organisation ; pas moi. Mais ce n’est pas pour cela que j’aurai recours à l’insulte.

Toi tu y crois et moi, pour l’instant, je te dis fraternellement : tant que tu y restes, observe, scrute, étudie, analyse et propage la vérité crue. Mais souviens toi aussi que, tout ce qui ne favorise pas la révolte et la liberté leur fait obstacle.

Quand j’aurai un peu plus de temps à ma disposition, je te parlerai des syndicats ouvriers, pour t’expliquer pourquoi je ne crois pas en leur bonté.

Très affectueusement.

L’Adunata dei Refrattari, 24-3-1923

III

Après la lecture de ma seconde lettre sur Les syndicats et le syndicalisme tu m’écrivais :

« Ton jugement sur le syndicalisme me paraît injuste, et, pour te le prouver, je t’enverrai des écrits d’anarchistes ».

Il est certain que, si tu avais mes opinions, tu serais un « anarchiste » au lieu d’être « un syndicaliste anarchiste ».

Ici, d’ailleurs, il n’y a aucune prétention d’infaillibilité. Loin de là ! Néanmoins, je suis convaincu de la véracité de ce que j’ai affirmé par rapport au syndicalisme. Et j’y ai mis, grosso modo, ce que 15 années d’étude, d’expérience, d’observation, et d’activité dans le mouvement ouvrier m’ont convaincu être la vérité.

Je le sais : une foi sincère, des convictions habituelles, et les hommes qui les représentent et les expriment, sont toujours chères aux cœurs de chaque troupeau ; et la critique qui attaque, analyse, scrute, remue cette foi, ces convictions et ces hommes est toujours douloureuse à son oreille.

Mais c’est seulement à travers l’ineffable passion de l’esprit que l’homme peut éprouver la joie divine d’approcher, de conquérir la vérité. Et la vérité, ami, c’est l’émancipation ; la vérité c’est la liberté, et plus l’homme s’émancipe plus il conquiert la vérité fondamentale de son être et de l’être universel.

Les exigences de la forme épistolaire de cette dissertation sur le syndicalisme me contraignent à me limiter à des affirmations et des constatations de fait. Pour autant, je pourrais, avec des dates et des noms, avec des nombres et des documents, prouver la véracité de mes affirmations et constatations de fait.

Pour autant, étant donné ma promesse de parler de l’internationale anarchiste (!?) décrétée au Congrès de Berlin (1921), je rapporterai ici une partie des propos tenus par le compagnon F. S. Graham dans son article « A quoi s’attendre d’un autre Congrès anarchiste » publié dans les numéros 11 et 12 de l’Adunata.

Et je le fais d’autant plus volontiers que, en plus de confirmer et de développer ce que j’affirmais précédemment sur les rapports entre anarchisme et syndicalisme, le compagnon Fred Graham est un savant et un polyglotte ; deux qualités qui le rendent compétent.

Le Congrès International Anarchiste de Berlin ne mérite pas, pour diverses raisons, d’être considéré comme tel.

En voilà les principales raisons :

« Le Congrès de Berlin parvint à une déclaration antimilitariste explicite, mais passa sous silence l’interventionnisme de Pierre Kropotkin, de Jean Grave19, et d’autres peu nombreux mais éminents anarchistes. Ce fait laissa l’impression que le mouvement anarchiste n’était pas unanimement opposé à la guerre. Il était pourtant nécessaire d’assumer une position énergique, précise et unanime contre la guerre bourgeoise, pour éventer les insinuations de nos ennemis tendant à élever contre nous la méfiance des masses. Cela ne fut pas fait ; et cette séparation entre les anarchistes et les masses créée par l’interventionnisme de quelques compagnons reste inchangée.

« Le Congrès n’expliqua pas aux masses prolétaires pourquoi et comment est advenue la brève collaboration des anarchistes russes avec le gouvernement bolchevique ; le bref soutien des anarchistes de toutes les nations (sauf exceptions) au gouvernement bolchevique ; et la collaboration des anarcho-syndicalistes, dont presque tout le mouvement continua à collaborer avec le gouvernement bolchevique jusqu’à fin mars 1921. Une telle explication était plus que nécessaire pour réparer les dommages occasionnés au mouvement anarchiste par la conduite des anarchistes eux-mêmes pendant les premiers moments de la Révolution Russe, alors que, en pleine opposition avec leurs finalités et la réalité, collaborant à la construction de la tyrannie rouge, ils offusquèrent les principes anarchistes, semèrent la confusion dans l’esprit des humbles et ébranlèrent la confiance dont ils avaient joui ».

« Le congrès de Berlin accueillit (et fit bien) un délégué qui représentait un mouvement qui renonce à l’usage de la terreur et la dénonce dans l’expropriation et dans la violence, mais se maintient dans un silence sibyllin, n’approuvant ni ne désapprouvant.

« De cette manière, le Congrès de Berlin aida l’Internationale Communiste à se proclamer, face au Prolétariat International, comme le seul mouvement révolutionnaire, et à proclamer pacifiste le mouvement anarchiste.

« Le Congrès ne se demanda pas non plus si pour libérer les milliers de compagnons languissant dans les prisons capitalistes et… socialistes, il ne serait pas plus efficace d’utiliser de meilleures méthodes révolutionnaires que les moyens légaux.

« Les anarchistes individualistes ne furent pas traités au Congrès comme ils le méritaient. L’action qui fut expliquée au Congrès contre les anarchistes individualistes d’Allemagne ne pouvait que provoquer l’animosité ; et justifie les violentes attaques de la presse anarcho-individualiste d’Italie, d’Allemagne et d’Espagne ».

Avec une sereine impartialité, l’auteur de l’article attribua ces manquements du Congrès de Berlin plus à la nature historique du moment auquel il s’est déroulé qu’à cause des hommes qui le composaient.

Quoi qu’il en soit, les faits restent : et si à ceux-là on ajoute la présente adversité au syndicalisme des hommes qui à ce moment l’approuvaient, et l’œuvre délétère et destructrice de la réaction présente – le Congrès de Berlin semble être un acte de bonne volonté (dans la meilleure des hypothèses) mais un bobard historique – alors le bon sens le plus élémentaire interdit de s’attendre à quoi que ce soit.

Voilà maintenant, une brève et synthétique exposition des dommages causés par le Syndicalisme à l’Anarchisme. Graham dit :

« Une autre question, probablement source du plus grand préjudice causé au mouvement anarchiste fut celle du Syndicalisme.

« En France, où il naquit et eut la plus grande influence, d’une organisation révolutionnaire qui devait hâter la révolution sociale, le syndicalisme se transforma en une ordinaire corporation de métier. Dans ses rangs peuvent se trouver de nombreux anarchistes actifs qui sont actuellement considérés par les compagnons comme des renégats.

« En Italie le mouvement syndicaliste devint soudainement un puissant acteur à la fin de la guerre. Il gagna encore de l’influence avec le retour de Malatesta. Indirectement le syndicalisme combatif en reçut de l’aide.

« Deux années plus tard, Malatesta revient à son opposition première et active au syndicalisme, jusqu’à douter même de la valeur de la participation anarchiste aux unions de métier ordinaires.

« En Allemagne, comme en Italie, le syndicalisme se renforça à la fin de la guerre. Ici aussi le mouvement gagna en vigueur grâce à la coopération du compagnon Rudolf Rocker, qui auparavant y était hostile.

« Trois ans plus tard on vit le Congrès anarcho-syndicaliste combattre une opposition qui déclarait comment le syndicalisme était devenu une organisation centralisée, comment certains de ses membres participaient aux élections politiques, aidaient les églises, et comment la critique était supprimée par ses dirigeants ».

Après un examen du caractère plus ou moins bâtard du mouvement anarcho-syndicaliste en Espagne, en Argentine, en Chine, Bulgarie, Norvège et Hollande, Graham rappelle :

« Et, d’ailleurs, il doit être rappelé, comme cela a été démontré par les faits cités, qu’en l’espace d’à peine vingt ans le mouvement syndicaliste est devenu une copie des organisations de métier ordinaires, et les anarchistes qui contribuèrent à sa formation ne devinrent que les dirigeants et les têtes de ces organisations.

« Et le Congrès de Berlin donna toute son aide au mouvement anarcho-syndicaliste, devenant ainsi un soutien moral à toutes ses prétentions dans le monde ».

De cette dure réalité émergent deux vérités très douloureuses : la participation au syndicalisme mine le caractère des anarchistes ; là où le syndicaliste se développe et absorbe l’élément anarchiste, l’anarchisme rétréci et dégénère au lieu de se développer incessamment selon sa nature de doctrine universelle.

Que dire de l’Internationale décrétée par le Congrès de Berlin ?

Il est extrêmement décourageant que des hommes intelligents comme ceux qui participèrent à ce Congrès puissent encore à notre époque avoir confiance dans le décret d’une Internationale !

Le sentiment, la conception de l’Internationalisme ne peut être favorisé par un décret – elle provient du cœur et de l’esprit humain, et plus elle se développe, devient robuste et opère, plus l’individu gagne en savoir et en sensibilité. L’éducation donc, et non des décrets et des ordres du jour, inutiles là où il y a conscience et volonté, impuissants là où règnent l’inconscience et l’ignorance.

Tu dis :

« Je suis d’accord que le syndicalisme n’est pas le syndicat, qu’il n’a pas une finalité propre, qu’il tient du socialisme et de l’anarchisme, et qu’il n’est qu’un moyen pour arriver à l’anarchie ».

Pour toi, « syndicaliste-anarchiste », le syndicalisme peut très bien être « seulement un moyen pour arriver à l’anarchie », et donc, « peut ne pas avoir de finalité propre », mais pour la majeure partie des syndicalistes, composée d’autoritaires confessés et non-confessés qui ne veulent pas entendre parler d’anarchie, pour eux, le syndicalisme a une finalité propre : « il se suffit à lui-même ».

Comme si tout le problème de la vie pouvait être contenu et résolu entre les étroites limites d’une incertaine théorie socialiste, qui est justement le syndicalisme.

Je ne peux pas non plus partager ton opinion que « le syndicalisme est un moyen pour arriver à l’anarchie ». J’en ai déjà exposé les raisons, que ce soit dans cette lettre ou dans les précédentes.

Mais tu continues :

« Nous, syndicalistes-anarchistes, nous accumulons toute notre force, mentale et physique, pour atteindre l’abolition de la propriété privée – première cause des maux sociaux – et nous acceptons dans nos syndicats tous les travailleurs qui veulent prendre le contrôle sur leur production, peu importe leurs convictions. Et je pense que cela n’est ni du socialisme ni de l’anarchisme.

« Chaque mot a sa signification. N’est-ce pas ? Alors pour appeler un système anarchie, il faut qu’il soit composé entièrement d’anarchistes. Mais si, une fois la propriété privée abolie, la mentalité de la majorité reste encore loin de la belle philosophie anarchiste, comment appellerais-tu un tel système ? ».

En réfléchissant sur le sens de l’extrait de ta lettre que je viens de citer, j’ai cru que tu voulais distinguer le syndicalisme du socialisme et de l’anarchisme non pas pour sa différenciation théorique, ni pour la différence de ses méthodes et de sa finalité, mais parce que :

  1. Vous acceptez dans vos syndicats tous les travailleurs qui veulent prendre le contrôle sur leur production, peu importe leurs convictions ; et ceci n’est ni du socialisme ni de l’anarchisme.
  2. Parce que tu prévois une période transitoire de l’après-révolution durant laquelle « la propriété privée sera abolie mais la mentalité de la majorité sera encore loin de la belle philosophie anarchiste » ; et cela ne sera ni le socialisme ni l’anarchie.

Si ce sont les raisons, alors pour toi le syndicalisme est un moyen pour atteindre et hâter la révolution ; et, une fois la révolution gagnée, ce sera un moyen pour arriver à l’anarchie.

Tes affirmations méritent d’être discutées et éclaircies, mais comme ta dernière lettre m’a contraint à des divagations et réaffirmations et comme cette lettre est déjà trop longue, je renvoie la discussion à une lettre future, désolé de ne pas avoir pu tenir la promesse de conclure sur ce sujet avec celle-ci.

Très affectueusement.

L’Adunata dei Refrattari, 7-7-1923

IV

Comme tu te souviendras, à la fin de ma lettre précédente je citais un paragraphe d’une de tes réponses ; j’en tirais une conclusion et je terminais par l’affirmation [que tes propos] méritaient d’être élucidés et discutés. Mais comme j’ai tardé, il vaut mieux que je les reproduise ici avant de commencer. Les voici :

  1.  Nous, syndicalistes-anarchistes, nous accumulons toute notre force, mentale et physique, pour atteindre l’abolition de la propriété privée – première cause des maux sociaux – et nous acceptons dans nos syndicats tous les travailleurs qui veulent prendre le contrôle sur leur production, peu importe leurs convictions. Et je pense que cela n’est ni du socialisme ni de l’anarchisme.
  2. Pour appeler un système « anarchie », il faut qu’il soit composé entièrement d’anarchistes. Mais si, une fois la propriété privée abolie, la mentalité de la majorité reste encore loin de la belle philosophie anarchiste, comment appellerais-tu un tel système ?

De tes argumentations, je déduis que « pour toi le syndicalisme serait un moyen pour arriver à la révolution qui devra abolir la propriété privée ; et une fois la révolution gagnée, un moyen pour arriver à l’anarchie ».

Maintenant que nous nous sommes rafraîchi la mémoire, voyons si tes raisonnements correspondent à des faits réels, à la vérité ; et si le syndicalisme peut être ou non le moyen providentiel que tu crois.

Le premier des deux paragraphes reproduits ci-dessus est identique à un autre contenu dans ta lettre, en réponse à laquelle j’ai commencé cette modeste dissertation sur Les Syndicats et le Syndicalisme, dans l’intention, premièrement, de démontrer que le Syndicalisme ne peut qu’être socialisme autoritaire, ou socialisme libertaire : anarchisme ; et que le Syndicat n’est pas le Syndicalisme. Ensuite, contraint par la nature même du sujet et par la conséquence logique du raisonnement, à l’aide de faits incontestables, que les syndicats ouvriers, y compris ceux à l’idéologie syndicaliste, ne sont tous – comme le dit le compagnon Graham – qu’« une copie des organisations de métier ordinaires, et [que] les anarchistes qui contribuèrent à leur formation ne devinrent que les dirigeants et les têtes de ces organisations ».

Ici il faut rappeler que la Première Internationale, dont le contenu était bien supérieur à celui des autres organisations apparues plus tard, a bien vite dégénéré, alimentant le mensonge victorieux de la social-démocratie. Même la Fédération Américaine du Travail à ses débuts fut bien plus révolutionnaire que le syndicalisme actuel, ou, plus précisément, que ses syndicats. Ce qu’elle est devenue aujourd’hui nous le savons tous !

Même l’Union Syndicale Italienne était minée par des luttes intestines, par les conflits d’idées et de principes des hommes qui la représentaient. Et sans les extraordinaires et soudains événements de la vie nationale italienne qui brisèrent le mouvement du prolétariat italien, nous aurions très probablement dû assister « à un virage à droite » de cette organisation.

Le virage à droite !

Chaque page de l’histoire a son « virage à droite ». C’est l’éternelle duperie des peuples et des laissés-pour-compte. C’est une arnaque contre la bonne foi, la simplicité, l’héroïsme, le sacrifice des mendiants à la peau et au sang généreux desquels toutes les révolutions doivent leur triomphe. Il est le résultat inévitable de toute cause qui ne rompt pas définitivement avec le passé, qui veut conserver le privilège et l’autorité.

Il est toujours possible de duper les pauvres, d’ailleurs les pauvres se dupent eux-mêmes et au nom d’une soi-disant nouvelle liberté ils forgent de nouvelles chaînes à leurs poignets ; et au nom d’une soi-disant justice ils acceptent la vieille fraude, renommée et revêtue par les révolutionnaires du « bouge de là que je m’y mette ».

Pourquoi ? La raison est claire comme de l’eau de roche pour celui qui, en plus d’avoir médité sur l’histoire, connaît un peu la mentalité des humbles. Mais ici les exemples historiques et l’examen psychologique, social, historique et naturel de ce phénomène ne sont pas possibles. C’est pourquoi je me limite à inviter chaque révolutionnaire sincère à réfléchir sur cette vérité historique, non seulement peu connue, mais même allègrement, déplorablement niée et cachée par la funeste tendance à la facilité de certaines écoles socialistes, et (pourquoi ne pas le dire ?) de certains anarchistes aussi.

Mais si cela est vrai – et on ne pourrait le nier que par ignorance ou mauvaise foi – discuter pour savoir si le syndicalisme est un moyen pour affronter la révolution et l’anarchie serait tout simplement idiot.

Et puis est-il vrai que vous « acceptez dans vos syndicats tous les travailleurs qui veulent prendre le contrôle sur leur production, peu importe leurs convictions ? ».

Non, l’ami, ce n’est pas ainsi. L’ouvrier qui se trouve éjecté par les événements tumultueux de la vie des pauvres dans une localité où les travailleurs sont organisés dans une des nombreuses organisations aujourd’hui réactionnaires – toutes ont été révolutionnaires – doit payer sa carte et cotiser mensuellement, s’il veut avoir du travail. Il se passe la même chose s’il tombe dans une ville où l’organisation est réformiste, socialiste, communiste, catholique, anarchoïde, ou finalement, fasciste ; exactement la même chose. Et le syndicalisme ne fait pas exception à la règle, au contraire les syndicalistes eux-mêmes excluent a priori la politique de leurs syndicats qui doivent être purement « économiques ». Comme si la « politique » et « l’économie » n’étaient pas partie intégrante et indissoluble, bien qu’avec des variantes, de tout ordre social possible.

Rien à voir avec « accepter dans leurs syndicats tous les travailleurs qui veulent prendre le contrôle sur leur production, peu importe leurs convictions » !

Du reste, c’est seulement de cette façon, c’est-à-dire en transigeant avec ses propres principes, qu’il est possible d’organiser les travailleurs en masse, en des sortes d’organisations qui sont ou se prétendent socialistes ou révolutionnaires, parce que la majeure partie des travailleurs est plus conservatrice que la bourgeoisie. Ainsi nous voyons des subversifs contraints à adhérer à des organisations réactionnaires et des ouvriers réactionnaires contraints à adhérer à des organisations qui se disent révolutionnaires tout en se sachant composées au moins à 75% d’ouvriers conservateurs, réactionnaires.

Mais malheureusement, s’il est possible et même facile d’embarquer les masses humaines grégaires sous la conduite perfide et les promesses mensongères des mauvais bergers, ou même des bons bergers – dans ce cas le mal est pire encore – il n’est pas possible de pousser les moutons à agir en humains, quand le temps et les événements le réclament, au prix de la défaite et de la honte.

Et ici je renouvelle la question à laquelle j’ai déjà partiellement répondu dans une précédente lettre :

Est-il vraiment possible que les travailleurs, peu importe leurs convictions, puissent vouloir prendre le contrôle sur leur production ? Est-il vraiment possible que les exploités, abrutis par des millénaires d’esclavages, empoisonnés par l’intériorisation millénaire et systématique d’erreurs qui dégradent, à la source, les facultés de leur esprit ; immergés dans les ténèbres de la plus effroyable ignorance, incapables de concevoir une liberté et une justice plus authentiques et des moyens par lesquels traduire ces inspirations dans la réalité actuelle de la vie de tous les jours, pervertis par le mauvais exemple venant d’en haut, tourmentés par des appétits malsains, quotidiennement éreintés et absorbés par l’inhumaine bataille pour les nécessités de la vie les plus élémentaires et indispensables – est-il vraiment possible, dis-je, qu’ils puissent vouloir prendre le contrôle sur leur production ? Est-il vraiment possible d’être cosaques, vendéens, esclaves et esclavagistes, et de vouloir en même temps acter le socialisme libertaire – première étape vers l’émancipation du travail, du prolétariat et de l’humanité ?

Mais frappe, pour la vérité, frappe la poitrine, le crâne, les côtes des ilotes modernes, des pervertis de l’urbanisation, approche l’oreille du grondement sourd et tu te convaincras du contraire.

Observe-les, écoute-les, interroge-les sans qu’ils ne s’en rendent compte et tu te convaincras que tout esclave souffre cruellement et espère son émancipation personnelle de producteur exploité, mais qu’il cherche sa délivrance dans l’exploitation, dans l’espionnage, dans le vol et la fraude légale ; puisqu’il lui manque le courage de défier la loi ; il la demande au lupanar, à la taverne, au loto, au privilège, aux violentes querelles partisanes politiques, à la guerre : à tout sauf à l’abolition de l’exploitation et de l’oppression, à la révolution et à l’anarchie.

Parce que si le prolétariat avait vraiment été mentalement et moralement émancipé, il aurait déjà fait sa révolution, et s’il l’était aujourd’hui, alors il la ferait maintenant.

Parce que de deux choses l’une : ou le prolétariat est plus fort que les classes exploitantes, tyranniques et corruptrices et a pour justice naturelle et pour fonction sociale le droit et la raison, ou nous avons tort, nous sommes dans l’erreur, condamnés par la force des choses et nous devons nous rendre et reconnaître la nécessité du patron qui exploite, du gouvernement qui opprime et du prêtre qui dupe.

Mais nous savons que la première des deux hypothèses est la vraie ; n’est-ce pas ?

Et alors, s’il est vrai que les esclaves ont l’avantage physique sur les négriers et leurs tortionnaires ; si la raison, le droit et la santé sont en nous et avec nous ; si chaque pauvre aspire à s’émanciper de l’effort bestial, des angoisses et humiliations auxquelles la société des voleurs condamne chaque personne qui sue pour son pain, et dans cette optique recourt à tous les moyens dont elle est capable, qu’elle connaît et en lesquels elle croit – même les plus ignobles, violents et erronés – devenant de cette façon l’aveugle instrument des criminels de la bourgeoisie à laquelle inconsciemment il s’identifie et qu’il perpétue ; s’il est vrai, enfin, que les institutions révolutionnaires du prolétariat dégénérèrent ou furent supprimées : à nous révolutionnaires nous incombe la tâche d’étudier les causes, les facteurs et les éléments de ce phénomène social, d’en pénétrer la nature intime, et de l’affronter comme l’exigent notre cause et son but ultime.

L’Adunata dei Refrattari, 17-11-1923

V

Suite à la brève préface de son livre, « L’Esprit en formation », James Harvey Robinson fait la déclaration suivante :

« Aujourd’hui, ma thèse est que toutes les fuites de la réalité actuelle et de ce que Desjardin estime suprême, le devoir présent, sont aujourd’hui, comme jamais auparavant dans l’histoire, de faibles et couardes désertions du devoir actuel, gaspillages de précieuses énergies, et, ce qui est peut-être le pire de tout, elles sont un symptôme de basse moralité personnelle ou civique, ou les deux. La vraie grandeur consiste uniquement à voir toute chose, passée, future ou lointaine, en termes d’Ici et Maintenant, c’est-à-dire dans la faculté de présentification ».

Bien dit, me diras-tu, mais c’est vieux ; et c’est précisément de l’expérience historique que le socialisme, dans toute sa variation, tire sa foi, sa raison d’être, et le viatique de sa victoire. Mais qu’ont prouvé les événements ? Que nous dit la réalité présente du Ici et Maintenant ?

Pour répondre plus précisément à cette question épineuse et complexe, et tirer les plus sévères avertissements et les enseignements les plus profonds de l’amère expérience du passé ainsi que de la passion de l’heure présente, je diviserai arbitrairement l’histoire en trois périodes : tout le passé historique et préhistorique jusqu’à la Première Internationale, de la Première Internationale au début de la guerre mondiale (1914), et de 1914 jusqu’à l’année de grâce 1923.

Aujourd’hui, la préhistoire nous enseigne que les peuples les plus antiques se développèrent jusqu’à un haut degré de civilisation pour disparaître ensuite ou dégénérer jusqu’à la pire déchéance.

L’histoire nous enseigne que les peuples ont toujours lutté contre l’oppression et l’exploitation. Le Bouddhisme, le Christianisme, l’insurrection de Spartacus, la Réforme, la Renaissance, les Révolutions Anglaise, Américaine, et Française, la Révolution pour l’indépendance de l’Italie et de la Grèce, le mouvement insurrectionnel actuel en Inde, au Maroc, et des autres peuples assujettis par les grandes puissances européennes, sont là pour témoigner. Mais tout se résume à des changements de noms et de formes, de formalités, de moyens, et de patrons, ou mieux à un ajout de patrons, puisqu’aux anciens se rajoutent les nouveaux.

Cela aurait dû nous empêcher de penser et de crier que l’avènement du socialisme est… fatal ; que le progrès humain est continu et inévitable, que la bourgeoisie court au suicide ; alors qu’en fait c’est toujours la plèbe qui en paie les conséquences.

Il faut aussi dire qu’à cet égard les anarchistes virent plus clair que leurs « scientifiques adversaires ».

La Première Internationale fut, à ses débuts, révolutionnaire dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire anti-collaborationniste, politique-économique-socialiste, et insurrectionnaliste. Puis elle fut polluée par le marxisme : conquête des pouvoirs publics, collaborationnisme, coopérativisme, coopérationnisme, programme minime, social-démocratie et autres choses du genre.

En dernier vint le Syndicalisme, créature des anarchistes et des socialistes insatisfaits et agités, pour rassembler dans ses rangs le sous-prolétariat. Et cela réussit bien aussi !

Et l’anarchisme, trop loin de la psychologie et de la compréhension des masses, car trop innovateur et héroïque, en souffrit. Persécutés impitoyablement par la bourgeoisie, moqués et combattus avec toutes les armes et les moyens des socialistes et des syndicalistes, incompris par les masses à qui on promettait cocagne et paradis en échange d’une carte d’adhérent et d’un vote : comment les anarchistes pouvaient-il conquérir et éduquer les masses ? Beaucoup se mirent à l’écart, d’autres, ne pouvant créer l’homme perdirent du temps dans de vaines tentatives de créer le Surhomme ; ou à se divertir avec Zarathoustra et à s’amuser avec les paradoxes de Stirner. Pour autant, l’histoire du prolétariat brille d’actions anarchistes ; des connaissances fort utiles de la nature humaine jaillirent de leurs spéculations ; leur mouvement se renforça ; et, ce qui est peut-être le plus important, on arriva à comprendre que pour vaincre il faut rompre avec tout le passé, il faut libérer le prolétariat des filets, des lourdeurs, des illusions et de la duperie de l’unionisme ouvrier.

Et ensuite ?

Ensuite, alors que le Socialisme comptait des millions d’adhérents, dans tous les pays ; alors qu’il fournissait à la bourgeoisie des Présidents sous la république, des Ministres et des Députés sous la monarchie ; alors qu’il avait créé un trésor de coopératives, de presse, etc etc ; et alors même que le syndicalisme avait triomphé et comptait ses membres par centaines de milliers ; voilà qu’éclata la guerre mondiale.

Que nous dit cette dernière décennie ? Que nous enseigna la grande guerre, qui perdure encore, atténuée uniquement par la force même des choses et qui mûrit un plus vaste conflit ?

Et l’après-guerre, que dit-il, que nous enseigne-t-il ? Que prouve la victorieuse Révolution Russe qui, après avoir balayé le capitalisme, le rétablit aujourd’hui petit à petit ? Que prouve la victorieuse Révolution Allemande accaparée par les sociaux-démocrates et cristallisée en une république bourgeoise ? Que nous dit la répression violente des masses et des révolutionnaires par les communistes russes et les sociaux-démocrates allemands ? Que disent les révolutions défaites en Finlande, en Hongrie, en Italie, en Espagne, en Bulgarie ? Et que dit le Fascisme italien ? La dictature militaire en Espagne, en Hongrie, en Russie, et celles qui mûrissent en France, en Allemagne, en Grèce et dans d’autres pays ?

De quoi témoignent les masses passées à la réaction, les libertés formelles supprimées, les institutions prolétaires détruites, que disent nos morts du fer et du feu bourgeois, nos centaines de milliers de prisonniers, nos exilés et proscrits ? La trahison, la mauvaise foi et la lâcheté des chefs, la peur, la terreur, la désorientation et l’inconstance des masses – affamées, déchirées, massacrées mêmes si elles ne sont pas révolutionnaires : que disent toutes ces choses ?

Y a-t-il des hommes et des partis socialistes qui, même en devant admettre la défaite actuelle, reconnaissent les erreurs du passé ?

Il y bien quelque mouton à cinq pattes qui dit ce qu’il pense, mais globalement les partis socialistes, sociaux-démocrates et ouvriers reproduisent les vieilles erreurs.

Seul le Syndicalisme – après l’expérience Russe et le « virage à droite » de quelque grand syndicat – a avancé vers l’anarchisme ; mais c’est plus l’œuvre des anarchistes que de ses hommes.

Mais ce libertarisme me semble fictif et incohérent.

Il n’y a que les anarchistes qui parlent de développements, d’erreurs passées, de nécessité d’améliorations théoriques et tactiques :

« Nous voulons évoluer, affiner, perfectionner les méthodes et la tactique de l’anarchie, chercher et trouver la voie de la vérité et de la liberté… », dit une circulaire de l’Aggruppamento Autonomo Universale « Anarchia », annonçant la publication du « Messager de la révolte ». (Cf. L’Adunata dei Refrattari n°14).

Et un autre groupe de compagnons s’est décidé à donner vie à un périodique anarchiste appelé « Fede » [foi], et diffuse, depuis Rome, une magnifique circulaire dans laquelle il dit :

« Nous devons recommencer, et par conséquent il est nécessaire de réexaminer et de juger par nous-mêmes ; de clarifier notre pensée ; de nous libérer de tous les poids et toutes les breloques qui nous ont paralysés quand notre volonté pouvait compter sur une force déterminante. »

Et c’est bien comme ça. Cette fois aussi les anarchistes, moins coupables et plus atteints que tous les autres sont les premiers à reconnaître anarchiquement leurs faiblesses et leurs erreurs, à chercher à en réparer les préjudices, et à s’améliorer.

Et pourtant cela fait si longtemps que nous affirmons que beaucoup de ceux qui se disent et se croient socialistes ne le sont pas ; que la social-démocratie est et sera l’ultime rempart du capitalisme ; que le socialisme autoritaire, comme le veulent les marxistes en tout genre, n’est pas réalisable, que le coopérativisme, la conquête des pouvoirs publics, l’autoritarisme et l’unionisme ouvrier ruineraient le prolétariat. Aujourd’hui les faits nous ont donné raison.

Mais tu insistes : Accepter dans nos syndicats tous les travailleurs qui veulent prendre le contrôle sur leur production etc etc n’est ni du socialisme ni de l’anarchisme.

C’est vrai, mais cela n’est pas non plus du syndicalisme, si par syndicalisme on désigne une doctrine socialiste : c’est simplement du « corporatisme ouvrier », d’autant plus que personne ne demande aux membres du syndicat de « vouloir prendre le contrôle de leur production » pour adhérer.

Tu verras le moment où l’histoire donnera son verdict sur cette plaie du prolétariat actuel, et le savant, plus que de la cécité des masses et la perfidie et trahison de leurs chefs, s’étonnera de la foi que tant de sincères révolutionnaires ont eu dans l’unionisme ouvrier. Mais notre devoir aujourd’hui est de débarrasser de tout obstacle la voie de la Révolution anarchique.

Cela suffit pour le moment. Dans une prochaine lettre je répondrai au second paragraphe.

L’Adunata dei Refrattari, 24-11-1923

VI

Discutons maintenant ton second paragraphe qui affirme et demande :

« Pour pouvoir appeler un système anarchie, il faut qu’il soit composé entièrement d’anarchistes, n’est-ce pas ? »

« Mais si, une fois la propriété privée abolie, la mentalité de la majorité reste encore loin de la belle philosophie anarchiste, comment appellerais-tu un tel système ?

En analysant le sens de ce paragraphe et en remontant le cours logique de la pensée humaine, c’est-à-dire en partant de tes affirmations et conclusions pour trouver les prémisses et les raisons dont elles découlent, on peut, ou plutôt on doit déduire que :

  1. Tu crois impossible de réaliser l’anarchie avant que tous, ou la grande majorité, ne soient convaincus par la belle philosophie anarchiste ;
  2. Tu présupposes possible l’abolition effective de la propriété privée dans une société qui n’est pas fondamentalement basée sur le socialisme intégral, base économique de l’anarchisme ;
  3. Tu présupposes que la future révolution, avant d’arriver à l’anarchie, se cristallisera à un certain point de son développement ; que ses institutions transitoires seront fixées – donnant ainsi lieu à un état social imparfait qui tendrait ensuite vers l’anarchie.
  4. Au final il semble que tu vois dans la phase actuelle de la doctrine anarchiste et de sa conception sociale l’ultime perfection et aspiration humaine.

Si cela est vrai, si ces opinions qui transparaissent de tes paroles sont comme je les comprends, je suis obligé de te dire qu’elles sont erronées, contraires à l’essence des choses, à toute l’expérience historique et vécue, ainsi qu’extrêmement dangereuses et nocives au futur de notre cause. Et j’essaierai de le démontrer.

Si pour être appelé « anarchie » un système doit être composé seulement d’anarchistes, alors tu dois arrêter d’appeler « capitaliste » le système présent puisqu’il n’est pas composé uniquement de capitalistes de fait et de principe ; au contraire la majorité n’est pas capitaliste.

Mais on peut en dire plus en ce qui concerne les systèmes politiques de ce capitalisme : en France c’est une République qui gouverne ; en Italie une monarchie ; en Russie, jusqu’à récemment, une autocratie, et aujourd’hui le bolchevisme. Et pourtant en France il n’y a pas tant de républicains ; ni en Italie tant de monarchistes, tout comme tous n’étaient pas tsaristes en Russie, au bon temps des tsars, et ne sont pas tous bolchevistes maintenant, au bon temps de la dictature du… bolchevisme. Pourtant, il est vrai que le système économique actuel est capitaliste ; la France est républicaine, l’Italie est monarchiste, et ainsi de suite – en dépit des nombreux dissidents et adversaires. Pourquoi ?

Parce que, avec ses révolutions, la bourgeoisie a renversé les vieilles tyrannies ; ici elle les a changées en républiques, là en monarchies constitutionnelles et, après avoir absorbé les vieilles institutions et les classes qui les réalisèrent, elle retourna pour sa défense et à son service les vieilles violences organisées : police et armée aux ordres des Etats politiques créées par cette bourgeoisie pour autoproclamer la légitimité de sa possession et de son commandement, et pour se défendre par le fer et par le feu là où la fraude et le mensonge civil et religieux étaient inadaptés pour maintenir les esclaves prostrés dans leur résignation chrétienne et dans l’obéissance à la loi des patrons.

La nature du système capitaliste et de ses différentes formes de gouvernement – prêtres, policiers, bourreaux – tend à la perpétuation de ce système « par conséquence logique » ou par le « cours historique naturel » comme l’ont dit certains, à moins que ne s’y oppose, bien entendu, la rébellion ouverte, laquelle pour vaincre devra être supérieure en force physique et mentale à la force physique et intellectuelle de la restauration des vieilles formes. Si bien que je pense que si nous parvenions à abattre le capitalisme et l’Etat – même déguisés – et à organiser la production, la distribution, l’échange et la locomotion sur des bases économiquement et politiquement libertaires dans l’accord (libre entente, initiative et communisme) nous pourrions à juste titre appeler « anarchiste » un tel système, peu importe s’il est défectueux et imparfait.

Parce que, sur ces bases, sur l’anarchisme, il tendrait naturellement à progresser dans un sens anarchiste.

C’est seulement de cette manière que sera possible une période transitoire de la future – et déjà présente – révolution sociale, dans laquelle la propriété serait abolie de fait bien que les mentalités de la majorité soient encore loin de la belle philosophie anarchiste.

Parce que si après avoir vaincu la bourgeoisie et ses Etats, et rendu social le capital privé, nous et le peuple permettions à un quelconque des différents partis certes révolutionnaires mais autoritaires et étatiques d’accaparer la révolution, de former, même au nom de la révolution, un nouvel Etat, une nouvelle autorité avec ses lois, ses prisons, ses flics, ses bourreaux et son armée, sais-tu ce qui adviendrait ?

Il se passerait ce qu’il s’est toujours passé et se passera toujours dans un tel cas :

Le nouveau gouvernement révolutionnaire s’approprierait tout de suite la richesse sociale et enrôlerait avec tous les flics de l’avant-révolution, tous les cupides, et avec eux, au nom de la révolution, le nouveau gouvernement révolutionnaire supprimerait tout d’abord par petits groupes tous les révolutionnaires qui ne sont pas d’accord avec lui, puis, quand les mauvaises conséquences inévitables pousseraient les masses à la révolte, il supprimerait aussi les masses, en masse.

C’est ce qui est arrivé en France, durant la grande révolution qui conduit à Napoléon. C’est ce qui est arrivé durant la révolution socialiste russe qui s’achemine, après Lénine-Robespierre, à un directoire, et c’est ce qui est arrivé à la révolution allemande qui se dirige vers une dictature militaire au nom du kaiser et pour le kaiser, ou tout homme qui le remplace.

Il est nécessaire, si nous voulons vraiment triompher lors de la prochaine révolution, que les masses soient convaincues de cette vérité qui paraît impossible, qui est toujours aussi étrangère à beaucoup d’ouvriers sincèrement révolutionnaires.

Pour autant, étant donné aussi que moi je ne peux rien faire d’autre que gribouiller, j’ai décidé de reproduire ici les mots de personnes mieux informées que moi sur le Problème Révolutionnaire pour corroborer ma thèse et en dire plus.

Voilà des bouts de l’article « Accidenti agli Scioperi » [Accidents lors des grèves] de Old Man, et publié dans la Cronaca Sovversiva, Année I, n°3, nouvelle série :

« …Il est évident entre nous que la révolution sociale est plus qu’un postulat doctrinaire ou une orientation politique ; qu’elle est l’action concrète par laquelle s’accomplit la grande transformation économique qui rendra possible aussi la rénovation politique qui y est liée, c’est-à-dire l’abolition de toute institution d’autorité, et avant tout de l’Etat.

« L’Histoire nous enseigne, pour une partie, qu’il serait puérile d’avoir de la révolution le concept chorégraphique et simpliste que les mauvais bergers cultivent parmi les masses, et selon lesquels nous, c’est-à-dire notre génération, nous ferions la révolution, nous l’achèverions en deux temps trois mouvements et nous en assurerions le lendemain immédiat, pour lequel nous devrions dès à présent avoir préparé les organismes économiques correspondants, et sur ceux-ci, toutes agiles, les hiérarchies politiques à travers lesquelles prendront corps et fonction immédiate les dictatures souveraines des classes prolétaires.

« 30 années se sont écoulées depuis le jour où la Constituante a publié la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et l’égalité politique sanctionnée par le premier grand acte de la Révolution Française reste toujours l’aspiration très éloignée de la réalité. Il ne s’agissait et il ne s’agit, dans ce cas, que de conquêtes formelles, de pur caractère politique.

Imaginez-vous combien de temps durera une révolution qui ne veut pas déplacer d’une caste à une classe les droits, pouvoirs et hégémonies politiques, mais les intérêts fondamentaux sur lesquels l’ordre social repose, traduisant dans la réalité des rapports quotidiens ce droit égal de tous et de chacun à l’existence conçue dans son sens le plus large, dans le développement maximal imaginable de chaque énergie individuelle et collective.

« Nous n’entendons nullement exclure que durant la guerre dirigée contre la bourgeoisie il faille immédiatement prendre les mesures nécessaires pour la production et la distribution des produits, c’est-à-dire alimenter la révolution au moment où elle aura besoin de toutes ses ressources pour en tirer son résultat pratique, et donner à la fois aux masses un gage palpable, par le bien-être immédiatement réalisable, de celui meilleur et plus stable qui sera assuré à tous après le triomphe définitif.

« Mais nous excluons de la manière la plus catégorique que de telles institutions puissent assumer un caractère définitif, et que sur des organismes de caractère absolu et de fonction provisoire ait à s’instituer, à se centraliser quelque forme de gouvernement que ce soit. D’autant plus dangereux qu’à partir d’aujourd’hui les rêveurs des dictatures imminentes prétendent – au nom du mandat qui les rend serviteurs et mandataires du prolétariat – devenir patrons ; les nouveaux patrons qui prennent la place des vieux avec la même insolence absurde et indécente prétendent subordonner la volonté des individus, leurs raisons, leurs vues personnelles aux volontés supérieures de la collectivité qu’ils incarnent et qu’ils représentent ; un jacobinisme idiot et féroce que les idéaux noblissimes et les holocaustes héroïques de la révolution traduirait par un pousse toi de là que je m’y mette, dans lequel toutes les révolutions politiques passées se sont conclues, avec l’amère désillusion de ses orateurs et de ses artisans généreux.

« D’autant plus intolérables que chacun de nous comprend la valeur et les fonctions des partis et leur incapacité absolue à faire la révolution ».

Et puisqu’il me semble que tu méconnais les minorités comme facteur historique, et l’intervention et la capacité des masses à faire et à développer la révolution ; voilà un autre extrait du même article « Accidenti agli Scioperi », qui traite de la genèse et du développement des révolutions :

« Qui étudie les phénomènes révolutionnaires en découvre aisément le processus : la protestation déclencheuse vient de la pensée ; la pensée s’élabore, s’intègre, étincelle, puise dans des âmes privilégiées l’ardeur de la foi qui allume dans l’âme des précurseurs la flamme, l’éclair dont s’illumine la phalange des partisans. La rébellion individuelle est le précurseur de l’insurrection collective, dont l’âme, quand elle est imprégnée d’un sens plus élevé de vérité et de justice, devient l’âme de la lignée, de l’époque, de l’ordre nouveau qui mûrissent et se montrent à l’horizon de l’histoire, enfreint chaque contrainte du vieil ordre : elle devient révolution. »

Ici j’interromps pour être bref la prose historique de la révolution nationale italienne, synthétiquement exposée par l’auteur à l’appui de sa thèse, et je me limiterai à l’exposition historique du mouvement révolutionnaire socialiste-anarchiste.

« Babeuf qui se coupe la gorge en présence des juges est la première protestation contre les accapareurs de la grande révolution. Un demi-siècle après, cette protestation devient entre les mains de Proudhon l’acte d’accusation formel contre l’institution de la propriété individuelle : Marx, Bakounine, Cafiero, la portent parmi la plèbe ; Carthagène, Benevento sont les premières étapes, puis l’idéal lointain, confus, générique, prend consistance dans le giron de l’Internationale. Le mouvement se scinde par la suite : une partie ira très loin dans le sens de la collaboration avec la classe dirigeante, l’autre accentuera la rébellion iconoclaste. La propriété est l’ennemi ? – et on attaque la propriété dans ses coffres-forts.

« L’ennemi est l’Etat ? et on l’attaque dans ses symboles couronnés ; dans les inquisiteurs le saint office rescapé, l’ordre bourgeois dans tous ses recoins, la morale bourgeoise dans toutes ses hypocrisies ; et dans l’air passent des fantômes resplendissants, Ravachol, Angiolillo, Bresci, Czolgosz, maudits des dieux troublés de l’Olympe, maudits et reniés avec la même fureur par les lâches et dépassées confréries révolutionnaires.

« Mais l’hérésie devient doctrine, l’acte individuel de révolte envahit les foules de ses perditions sataniques ; les grèves composées de petits groupes résignés à mettre les bras en croix, deviennent des insurrections décidées par les grandes masses qui se répandent par-delà l’usine, la province, la nation pour attaquer l’ennemi dans ses repaires, en hâter la défaite, la capitulation à la discrétion de laquelle il nous est donné de sentir la fatalité et la décadence.

« Ici aussi (de notre côté) la révolte individuelle, l’insurrection collective, la révolution ».

Mais à partir du début de 1920, date à laquelle ces mots furent écrits, jusqu’à aujourd’hui, les choses ont beaucoup changé, en pire, et la capitulation de l’ennemi, qui apparaissait alors imminente, est aujourd’hui plus lointaine que jamais.

Tu connais bien la psychologie révolutionnaire des principaux peuples européens de cette époque. C’étaient les masses qui poussaient les partis à la révolution, qui les obligeaient à être ou à feindre d’être révolutionnaires.

Alors en Italie ils étaient révolutionnaires, à leur manière, mêmes les prêtres. Les socialistes, un peu par force, un peu par amour, un peu par spéculation électorale, parlaient eux aussi de révolution. La social-démocratie était contrainte de boire ou de se noyer dans la marée révolutionnaire montante, et pour cela suivit la tendance générale en espérant si possible pouvoir cristalliser les révoltes de ces masses indociles en une Constituante bourgeoise. Et les républicains étaient prêts à se battre pour leur république.

1923 !!! Aujourd’hui, à l’inverse, les masses sont découragées, dévoyées, passées en partie à la réaction. Eclairés par l’expérience de ce qui s’est passé en Russie et en Allemagne, aucun parti autoritaire ne voudrait aujourd’hui s’aventurer dans une révolution s’il n’est pas sûr d’avance de pouvoir la tenir par la laisse de son programme et en accaparer la victoire pour prendre le pouvoir. Ces partis autoritaires ne furent jamais comme aujourd’hui opposés à la révolution. Et ils détiennent les masses sans lesquelles la révolution est impossible.

Il n’y a que les anarchistes et les anarcho-syndicalistes qui veulent la révolution sociale aujourd’hui. Mais il est certain que, quand l’heure approchera, les autres redeviendront aussi révolutionnaires, par spéculations électorales ou par soif de domination, pour faire perdre du temps à la révolution – pour l’accaparer. Pour autant, aujourd’hui nous sommes seuls.

Affectueusement.

L’Adunata dei Refrattari, 1-12-1923

Préface aux Lettere sul sindacalismo, Edition L’Antistato, Cesena, 1957

[Nous reproduisons ici la préface à l’édition des Lettres de 1957 pour son apport historique et les éclaircissements qu’elle contient, néanmoins, nous ne reproduisons pas une partie de la fin du texte, où l’auteur aborde sa conception de l’action directe. Celle-ci ne figure donc pas ici, car elle n’emporte pas notre adhésion ; en outre, ce qui facilite notre choix, elle n’est pas nécessaire.]

 

En prison, Vanzetti lisait tous les livres qu’il recevait ; pas tant pour passer le temps que par souci d’apprendre, dans la recherche d’éléments valables pour la résolution du problème social. Ses écrits de cette période sont le fruit de beaucoup de réflexions et un précieux apport à la cause qu’il embrassait, ainsi qu’un miroir de son cœur noble et de son intelligence vive : d’innombrables lettres envoyées à des amis et compagnons, des articles pour des journaux prolétaires en langue italienne, des exposés que Vanzetti lui-même préparait pour la défense au cours de divers débats du procès, et enfin, deux œuvres autobiographiques, dont « Histoire d’une Vie Prolétaire » qui fut publiée en feuilleton dans 20 journaux et reçut de nombreux éloges.

Les six lettres-articles que le groupe éditorial « L’Antistato » publie aujourd’hui en brochure sont tirées des numéros de 1923 de « L’Adunata dei Refrattari ». Elles traitent d’un thème encore beaucoup débattu aujourd’hui, à savoir le rapport entre Anarchisme et Syndicalisme. Et cette nouvelle édition tombe au bon moment puisque, comme à l’époque, nombreux sont ceux qui, ne connaissant pas les raisons de notre désaccord avec le syndicalisme, considèrent la position anarchiste comme abstraitement théorique, incapable d’action concrète dans les luttes ouvrières.

Les analyses perspicaces de Vanzetti, basées sur la plus vaste expérience historique, les argumentations lucides qu’il en tire, sont toujours valables pour éliminer une telle erreur de perspective chez qui les lit sans présupposés. Et il faut tenir compte du fait que si Vanzetti écrit pendant une période de pure méditation, les idées qu’il expose sont les mêmes que celles qui avaient dirigé toute son action pendant les 12 années précédant son arrestation ; action qui attira l’horrible machination judiciaire bâtie contre contre lui et Sacco, autre individu des plus actifs et intelligents dans les luttes ouvrières, tout comme la grande influence exercée sur un vaste terrain par les Groupes de « Cronaca Sovversiva » (de la même tendance que Vanzetti) avait attiré la colère des classes patronales et du pouvoir constitué.

Car ce fut autre chose que des théories abstraites !

Ils montrèrent par l’exemple, comme le montre aujourd’hui tout anarchiste qui a les idées claires et le courage d’agir en cohérence avec elles, comment on peut œuvrer concrètement dans un sens révolutionnaire sans abandonner la voie royale de l’Anarchisme.

La thèse de Vanzetti, qui est aussi celle du Mouvement Anarchiste spécifique dans son ensemble, ne nie pas la valeur, la nécessité, même, d’une union concrète des ouvriers comme base indispensable pour leur émancipation ; mais il veut mettre en garde contre l’illusion facile qu’un syndicat, ou n’importe quelle organisation, pourrait à lui seul la concrétiser ; encore moins s’il subit l’influence ou une coercition de la part de partis ou de chefs. Aussi parce que les institutions en général (et parmi elles même le syndicat né dans une société divisée en classes antagonistes) de par leur nature même tendent à perpétuer les états de fait au-delà des nécessités contingentes auxquelles elles devaient faire face à leur naissance, devenant donc à leur tour un obstacle à la dynamique de la transformation sociale. Mais surtout parce que seule la pratique de l’action directe peut au fur et à mesure clarifier à la conscience des travailleurs leurs intérêts communs, et créer les prémisses pour une authentique unification de ceux-ci, qui est donc un résultat, un objectif, et non un présupposé de leur association.

Tel fut le vieil avertissement du fédéralisme anarchiste aux secteurs autoritaires de la Première Internationale, qui avait déjà été exprimé clairement fin 1872 au Congrès de La Haye puis à Saint-Imier. Avertissement dont la non-compéhension et le rejet ont rendu vain le sacrifice de tant de masses pénétrées de l’esprit révolutionnaire ; lesquelles, à cause de cette incompréhension initiale, furent entraînées insensiblement dans les vieux schémas de l’organisation politico-sociale qu’elles s’étaient levées pour combattre, jusqu’à perdre tout caractère révolutionnaire.

Ce phénomène de régression était déjà assez clair en 1923 (au moment où ces lettres furent écrites) et Vanzetti nous en donne un large tableau. Du reste, la naissance même du Syndicalisme comme exigence d’un retour aux méthodes révolutionnaires démontre que le glissement des positions initiales avait été pressenti à l’intérieur même des groupes qui avaient déjà adhéré à la Première Internationale. Ce qui ne signifie pas que le moyen pour remédier à cela s’est avéré inadapté.

Depuis, de nombreux faits validant la thèse anarchiste se sont accumulés ; et les travailleurs, s’ils ne s’étaient pas déshabitués depuis longtemps à penser chacun avec sa propre tête plutôt que de croire encore et toujours leurs prédicateurs, auraient matière à méditer pour comprendre à quel point leurs petites conquêtes sont illusoires et pourquoi leurs problèmes, loin d’être résolus, sont toujours plus compliqués.

Recommençons un peu du début.

L’organisation ouvrière sur le plan international était née spontanément de la concordance des intérêts et des aspirations des travailleurs de tous les pays, en opposition à la tyrannie du capitalisme. Différents courants de pensée avaient convergé vers le même objectif, et la vitalité de la Première Internationale était due à la contribution active des individualités aux groupes, des groupes aux assemblées plus larges et ce jusqu’à l’organisation qui les englobait tous au niveau international. La pluralité des approches aurait pu être harmonisée dans les discussions libres lors de l’assemblée plénière si l’intérêt commun n’avait pas été sacrifié pour celui d’un groupe. Mais Marx et ses partisans, aidés par une idéologie qui nie l’individu en prétendant le réaliser dans la communauté, s’opposèrent dès le début à cette solution fédéraliste, la considérant comme utopiste et y opposant, par la ruse et par la force, la pratique d’un socialisme autoritaire qui, par la conquête du pouvoir – organisé par la Centrale avec une discipline de fer –, devait mener à la dictature du prolétariat considérée comme une « période transitoire » pour arriver à la société de libres et d’égaux à laquelle tous aspiraient.

On a vu à quel point un tel internationalisme ou unitarisme basé sur la contrainte fut éphémère, avant tout devant le phénomène de la « guerre » qui, bien qu’étant par essence en antithèse avec les intérêts et la solidarité du prolétariat international, non seulement n’a pas été évitée mais a même carrément divisé et emporté dans son destin les internationalistes eux-mêmes (dans leur ensemble). Ces derniers ont renvoyé la résolution de ce problème gravissime à la prise du pouvoir, sans se rendre compte que c’est précisément le pouvoir, par sa nature intrinsèque, qui générait les guerres. Et en s’éloignant toujours plus de leur internationalisme initial, à la suite de Lénine, ils acceptèrent la guerre, pensant profiter de la crise qui en résulterait pour précipiter la chute du capitalisme ; crise qui bien sûr n’a pas eu lieu, puisque la guerre a toujours été la soupape de sûreté naturelle pour dépasser les régulières crises économiques auxquelles le capitalisme est sujet, qu’il s’agisse du capitalisme traditionnel ou d’Etat. Au final, ceux qui ont de manière équivoque pris le nom de « partisans de la paix » font aujourd’hui, pour la forme, une propagande anti-guerre qui, ignorant les véritables causes de la guerre (c’est-à-dire l’Etat, le Capitalisme, l’Autorité de tout bord), finit par devenir de l’académisme creux ; alors même qu’ils adoptent dans la pratique le bellicisme le plus contradictoire, soutenant et attisant les guerres nationalistes en Afrique et en Asie contre l’impérialisme occidental, mais défendant par contre

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